Chez les Shipibo-Conibo, les visions et les rêves occupent une place centrale et sont la représentation d’une autre « réalité ». Pour bien les appréhender, il est nécessaire d’en comprendre l’univers chamanique et de connaître comment ce peuple intègre différentes dimensions du réel. Rama Leclerc, docteur en ethnologie, nous fait découvrir les pratiques de ces guérisseurs locaux.
Savoirs ancestraux
Le peuple Shipibo-Conibo d’Amazonie péruvienne est réputé pour ses pratiques de guérison chamanique puissantes et le magnifique artisanat élaboré par ses femmes. Il compte environ 45 000 personnes établies dans des villages le long du fleuve Ucayali et de ses affluents ainsi que dans la ville de Yarinacocha. Traditionnellement, elles vivent de la pêche, de l’horticulture et aussi du commerce du bois comme journaliers. Pour eux, le phénomène visionnaire ou onirique est une manifestation tout à fait courante, provoquée, exprimée, travaillée et maîtrisée. Il s’agit d’interagir avec un monde intérieur, un espace psychique amplifié afin d’avoir accès à d’autres réalités.
C’est dans ces autres réalités que les humains vont trouver et rencontrer des forces, des ontologies avec lesquelles ils pourront négocier leur condition humaine dans la réalité physique. Pour ces Amérindiens, ce ne sont pas des hallucinations, c’est-à-dire une transformation délirante de la réalité, mais plutôt des « visions » ou des rêves lucides qui font office de référents et de « vraie réalité ». Tout un système d’apprentissage est mis en place pour les apprivoiser, les interpréter et les utiliser. Pour bien appréhender ce système, il est nécessaire d’en comprendre l’univers chamanique et de connaître comment ce peuple intègre différentes dimensions du réel.
Depuis la naissance, voire depuis la vie intra-utérine jusqu’à leur mort, les Shipibo sont en contact avec le monde végétal et sont amenés à absorber des plantes pour différents usages et surtout pour la médecine. Selon une classification ethnobotanique qui leur est propre, ils accordent de l’importance aux plantes de pouvoir, des végétaux auxquels on impute un fort effet curatif et dont les grands arbres de la forêt sont le paradigme. On les appelle aussi « plantes maîtresses ». Elles ont deux aspects : un caractère physique, c’est-à-dire le corps de la plante, et un caractère spirituel multiple, c’est-à-dire une intériorité, un esprit générique appelé la « mère » d’une espèce de plante en particulier. Avec le corps de la plante, ils élaborent des remèdes de toute sorte, en utilisant tant les racines que l’écorce, les feuilles ou les tiges. Les préparations suivent des procédés tels que la macération, la décoction, l’infusion, la réduction en poudre après séchage… et les usages peuvent se faire en emplâtre, en boisson, en bain, bain de vapeur ou en fumée. Ces manipulations seront tout spécialement l’apanage des herboristes plus que des curanderos, les guérisseurs locaux ou « chamanes » comme on les appelle en Occident. Ces derniers établissent un contact privilégié avec les esprits des plantes de pouvoir.
À cet effet, l’apprenti guérisseur suit une diète qui consiste en un protocole strict au cours duquel, après ingestion d’une préparation végétale, il respecte des règles préétablies pendant un temps imparti. En fonction du type de médecine que l’apprenti guérisseur veut intégrer, il absorbe une plante particulière. Ce protocole permet de purifier le corps et l’esprit, et de recevoir les messages des entités végétales. Au titre des restrictions alimentaires, seules les céréales, les légumineuses bouillies à l’eau ainsi que les poissons et les volailles maigres boucanés ou bouillis sont permis, sans assaisonnement ; des restrictions sociales, physiques, émotionnelles et spirituelles : la diète implique une période de fragilité intérieure, l’apprenti reste tranquille et calme, à l’abri des regards et des énergies d’autrui. Cela lui permet de sortir des préoccupations émotionnelles du quotidien et de garder l’esprit clair. Il surveille ainsi ses pensées en permanence, lors de l’éveil jusqu’au moment des rêves. Une activité physique moindre est préconisée. De ce fait, les relations sexuelles sont évitées à l’instar des travaux de force comme la coupe de bois, les parties de chasse, les marches sous le soleil ou encore le jardinage.
Rama Leclerc est Docteur en Ethnologie, spécialiste des sociétés latino-américaines, experte internationale en anthropologie pour le programme FORTE-PE de développement et valorisation des cultures locales en Amazonie péruvienne. Elle est également auteure et réalisatrice du programme d’Ethno-clips sur la cosmogonie, les savoirs, les techniques et l’art de vivre traditionnels des peuples autochtones. ...
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