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Manifester
l’invisible

Est-il possible de peindre l’invisible ? Depuis la nuit des temps, l’homme cherche à représenter la part spirituelle du monde. L’art visionnaire participe à cet élan. Gros plan avec deux de ses représentants, les peintres Martina Hoffmann et Pascal Ferry.
Manifester l’invisible
Inspirations
Il y a ce tableau de Robert Venosa, où un arbre occupe toute la toile. Ample, solide, il ressemble à celui sous lequel Bouddha trouva l’éveil. L’oeuvre ne le représente toutefois pas tel qu’on pourrait le voir dans n’importe quelle peinture de paysage. Avec élégance et minutie, sur un ciel indigo, Venosa peint d’un fin filet blanc l’essence même de l’arbre, le parcours secret de l’énergie qui l’irrigue, des racines à la pointe des feuilles. Décédé en 2011, le peintre américain fut l’un des maîtres de l’art visionnaire. Ami de Salvador Dali et du psychiatre Stanislav Grof, il laisse une oeuvre où la contre-culture des années 1960 côtoie une imparable maîtrise technique. « Robert étudia avec Mati Klarwein, pionnier de la peinture psychédélique », indique Martina Hoffmann, qui fut sa compagne pendant 30 ans. Puis il se perfectionna auprès d’Ernst Fuchs, cofondateur de l’école viennoise de réalisme fantastique. « Ils lui enseignèrent une technique picturale nommée Mische Technique », précise-t-elle. Créée au XVe siècle par les frères Van Eyck, elle permet, couche par couche, de créer un effet puissant de transparence et de lumière.


Une fenêtre intérieure


Transparence, lumière… Deux termes qui collent aussi au travail de Martina Hoffmann. « Petite, je faisais beaucoup de rêves lucides et j’étais très connectée à la nature », raconte-t-elle. Guidée depuis toujours par une voix intérieure, elle trace sur la toile les contours d’un monde peuplé de symboles, de déesses, d’esprits de la nature et de faisceaux d’énergie. Par ici, un colibri dont elle donne à voir la connexion au végétal et le bruissement d’ailes ; par là, une allégorie de la Mère universelle… De son enfance au Cameroun, l’Allemande a gardé une sensibilité pour un féminin assumé et ancré. De son expérience de la méditation et des voyages chamaniques, elle esquisse un portrait des confins de la conscience. « Regarder en soi révèle de nouvelles frontières, estime- t-elle. Mes tableaux rendent visibles les états les plus subtils de nos existences. »

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© Ferry & Hoffmann

Depuis 5 ans, Martina Hoffmann partage sa vie entre les États-Unis (Boulder, Colorado) et Carnac, en Bretagne, auprès d’un autre peintre visionnaire, le Français Pascal Ferry. Étrangement, c’est d’abord par tableaux interposés qu’ils se sont remarqués. En 2012, alors que Pascal Ferry venait de recommencer à peindre, après 14 ans passés comme éditeur d’oeuvres visionnaires et féériques, on lui demanda de participer à une exposition de 80 artistes – dont Martina Hoffmann. « Je connaissais son visage, confie-t-il : des années auparavant, j’avais flashé sur un tableau de Robert Venosa qui la représentait. » Elle, en parcourant l’exposition, stoppa net devant une toile. « Qui a fait ça ? », s’enquit-elle, troublée par la façon dont le peintre parvenait à rendre « cette énergie », cette lumière dans l’ombre… « Ça m’a fait des frissons », dit-elle. C’était Pascal Ferry. Leurs oeuvres, pourtant, se nourrissent de courants différents. Martina Hoffmann était une amie d’Albert Hofmann, le chimiste qui inventa le LSD. Elle a enseigné en Californie à l’Institut Esalen, exploré au Pérou le langage de l’ayahuasca, fréquenté Burning Man au Nevada et le festival Boom au Portugal… Les influences de Pascal Ferry sont moins psychédéliques : d’abord musicien, féru de fantastique, il s’ouvrit à la peinture à 21 ans en découvrant dans des galeries parisiennes le travail du Suisse H.R. Giger – concepteur de la créature du film Alien –, ainsi que des Français Alain Margotton et Yves Thomas, qui deviendront ses « mentors » et dont la facture trouve plutôt ses sources dans la peinture romantique et symbolique du XIXe siècle.

Reste que Pascal Ferry a lui aussi un lien à « d’autres réalités ». « Je suis mort à la naissance, explique-t-il. On m’a réanimé, mais je me souviens, vers l’âge de dix ans, avoir écrit des textes sur un tunnel de lumière, un sas, puis des gens qui s’occupaient de moi... » Le merveilleux fait partie de sa vie. « Les douleurs qui traversent mon corps depuis l’enfance m’ont amené vers d’autres niveaux de conscience », rapporte-t-il. Minéraux, caverneux, ses tableaux évoquent souvent l’idée de passerelle, d’entre-monde, de passage de l’ombre à la clarté. L’artiste est sensible aux énergies primales, aux pierres, aux savoirs des civilisations perdues. « Au fond, dit-il, je me vois comme un archéologue dépoussiérant métaphoriquement la toile pour laisser apparaître ses visions de nos mémoires ancestrales. » Est-ce cet accès privilégié à l’inconscient de l’humanité et son désir de le représenter, qui définit l’art visionnaire ? Depuis toujours, l’homme s’interroge sur ses origines, explore le mystère et inscrit dans la matière sa vision du sacré. À l’ère préhistorique, les premiers hommes s’isolaient dans les grottes pour rencontrer les esprits et inscrire leur présence sur les murs des cavernes. Au XVe siècle, le peintre flamand Jérôme Bosch peuplait ses tableaux de créatures mi-humaines, mi-animales, mi-végétales, mi-mécaniques, inspirées des traditions hermétiques et alchimistes. Dans l’Italie de la Renaissance, Michel-Ange sculptait les anges qu’il disait voir apparaître dans la pierre, pour les en libérer. Au XIXe siècle, des peintres comme Caspar Friedrich dotèrent leur peinture de la nature et de la lumière d’une force spirituelle. Encore aujourd’hui, les peintres aborigènes impriment sur la toile l’histoire de la création et le parcours des ancêtres. En Amazonie, les artistes chamanes peignent la trame énergétique du vivant, tout comme le fait Alex Grey aux États-Unis…

Je me vois comme un archéologue dépoussiérant métaphoriquement la toile pour laisser apparaître ses visions de nos mémoires ancestrales.


« Plus qu’un courant artistique, l’art visionnaire est une thématique qui traverse les âges et les écoles », résume Pascal Ferry. Ces visions ne sont pas l’apanage d’une poignée d’élus, d’illuminés ou de drogués, mais une expérience commune à l’humanité. Le surréalisme, comme l’art fantastique, dépeint aussi un monde non ordinaire… Alors, quelle définition pour l’art visionnaire ? Le critique d’art Hervé Sérane liste trois critères : la dimension spirituelle, l’intemporalité et la maîtrise technique – « car si vous voulez propulser des visions intérieures, pour qu’elles soient crédibles, il faut qu’elles soient fortes », commente Pascal Ferry. L’artiste ajoute un autre point : l’intention. Pour lui, il ne s’agit pas de vouloir peindre des rêves ou des visions, qui reste « un exercice très mental d’étude de la pensée », mais de s’effacer au maximum en tant qu’individu pour laisser place à autre chose, « au-delà de la réalité matérielle, mais aussi de soi-même ».


Une énergie à l’oeuvre


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© Ferry & Hoffmann

Quand ils peignent, Martina Hoffmann et Pascal Ferry essaient ainsi d’être « les canaux d’une certaine énergie ». « On ne trace rien, on part de la toile vierge », exposent-ils. Lui commence par étaler de la peinture au couteau. « Je pars dans une forme d’abstraction, jusqu’à percevoir des paysages, des passages, que j’affine puis laisse sécher, détaille-t-il. Il faut que je sois surpris par mon propre geste, que ce ne soit pas moi qui peigne. » Le processus créatif de Martina Hoffmann est similaire : « C’est une sorte de méditation très profonde, dit-elle ; un état d’ouverture où vient à moi ce qui souhaite se manifester. Je choisis mes couleurs, fais des formes, puis quelque chose me parle. Ce sont comme des vagues d’information », peuplées de mémoires, d’êtres ou d’images qui sont « au-delà » d’elle Pour Romuald Leterrier, cofondateur du festival Chiméria, là se niche la spécificité de l’art visionnaire : « Il ne fait pas qu’interroger et représenter des éléments du domaine de l’au-delà, du transpersonnel ou de l’invisible, dit-il, il les convoque et les incarne dans la matière. » Combien de fois, lors d’expositions, a-t-il entendu des gens dire qu’une toile leur parlait, ou qu’ils la sentaient vivante ! « Je me souviens d’une conversation avec le peintre chamane amazonien Pablo Amaringo, ajoute-t-il. À propos d’une de ses oeuvres, je lui ai demandé : “Elle représente des esprits Sumiruna, n’est-ce pas ?” Il répondit : “Non, elle ne représente pas, elle les rend présents. Ils sont dans la toile.” Ce fut une révélation ! » Quand il peignait un esprit, Amaringo en chantait l’icaro, c’est-à-dire le chant correspondant à son essence énergétique, et l’incorporait au tableau. Il n’y avait plus de différence entre l’image et l’esprit ; la peinture rayonnait de son énergie.

« Devant les peintures d’Amaringo, il m’est arrivé d’avoir des ressentis somatiques et de percevoir des énergies similaires à celles que j’avais expérimentées avec des plantes de vision », témoigne Romuald Leterrier. Amateur d’art océanien, il a aussi « communiqué en rêve » avec l’une de ses statues. « J’ai reçu des informations sur sa culture que j’ignorais, et que j’ai pu vérifier, détaille-t-il. Dans les arts premiers océaniens, beaucoup de sculptures ne sont pas des représentations, mais des réceptacles d’une partie de l’esprit des Ancêtres. » Imprégnée d’énergies plus élevées, l’oeuvre devient une interface. « Un jour en Suisse, une femme qui marchait avec des béquilles se mit à pleurer devant un tableau de Robert Venosa », raconte Martina Hoffmann. Quelques mois plus tard en Espagne, quelqu’un frappa à la porte de l’atelier de l’artiste, perché en haut d’escaliers très abrupts. La dame se tenait là, sans béquilles. « Je voulais vous remercier, dit-elle. Votre tableau m’a guérie. » Depuis qu’elle vit à Carnac, l’oeuvre de Martina Hoffmann a évolué, influencée par les tonalités et l’énergie de la Bretagne, mais aussi par une intériorité accrue. « Mon travail évolue vers une expression plus pure, observe-t-elle. Avant, ma vie bougeait beaucoup, c’était excitant. Mais après la perte de mon mari et d’autres proches, j’ai senti la nécessité de revenir à l’essentiel. » Plus que jamais, elle souhaite mettre ses pinceaux « au service » d’une énergie du coeur, d’une bienveillance et d’une conscience universelle. « Ce que je veux exprimer le plus, c’est cette matrice qui sous-tend et relie l’ensemble du vivant », insiste-t-elle.

Pascal Ferry aimerait lui aussi que l’art visionnaire, en faisant ressentir cette connexion au tout, puisse nourrir un élan vers une société plus écologique et plus tournée vers « le beau, le bon, le juste et le sacré ». « Robert Venosa disait que notre art est visionnaire, car il crée le futur, conclut l’artiste. Si l’on peint des images d’horreur, on les met dans la tête des gens. Notre ambition est de créer des images qui ouvrent des vues sur d’autres réalités, donnent de l’espoir et transmettent l’expérience de qui nous sommes en totalité. » Que la lumière sorte de la toile, qu’elle nous emporte sur son chemin.

Découvrir
Créé en 2015 par la peintre Manu Van. H et le sculpteur Patrice Hubert, le Naïa Muséum de Rochefort-en-Terre, en Bretagne, met à l’honneur les oeuvres fantastiques ou visionnaires de 80 artistes qui « placent l’imaginaire au centre de leur démarche ». Objectif : susciter la curiosité, l’émotion et « ouvrir les consciences sur les autres réalités possibles ».
www.naiamuseum.com

Fascinée par l’imaginaire, la conteuse Marylène Leterrier a fondé en 2002 avec son fils, l’ethnobotaniste Romuald Leterrier, le festival Chiméria. Tous les deux ans, il accueille à Sedan, dans le Grand Est, des personnalités des arts et sciences visionnaires, dans une approche pluridisciplinaire. Prochaine édition en octobre 2020.
www.chimeria.org

Du 15 juillet au 15 août 2020 à Carnac, une ancienne chapelle accueillera une exposition d’artistes visionnaires – dont Martina Hoffmann et Pascal Ferry. Elle s’accompagnera de conférences et de projections.

À voir également : les musées HR Giger à Gruyères, en Suisse, et Ernst Fuchs à Vienne, en Autriche.


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auteur

  • Réjane d' Espirac

    Autrice et réalisatrice
    Réjane d'Espirac collabore à Inexploré par la rédaction de reportages, de récits, d'entretiens, et la réalisation de documentaires. ...
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