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Vérités
et
idées
fausses
autour
de
la
transe

Manifestation pathologique, phénomène culturel ou supercherie ? Récréation des sens, source de connaissance de soi et des autres validée par la science ? La transe nous interroge et nous questionne. Il y a ce qu'elle nous dit et ce qu'elle dit de nous. Antoine Bioy, professeur des universités en psychologie clinique et psychopathologie, nous explique ce phénomène qu’il appelle « la mythologie personnelle ».
Vérités et idées fausses autour de la transe
Savoirs ancestraux
Contrairement à une idée reçue, les transes ne sont pas une finalité : « Le sens qu’elles ont ne nous tombe pas dessus. » Tout dépend de l’effet d’influence selon, par exemple, notre sensibilité à la spiritualité. Nous sommes les créateurs du monde de l'invisible, de l'imaginaire. Par des rituels, des routines, nous nous orientons vers le sens que nous attendons. Certes, il faut une certaine discipline pour instaurer un cadre, un lieu sécurisant, mais une fois l’expérience déclenchée, elle suit son propre déroulement.

La dissociation est au cœur de la transe, c’est l’une de ses manifestations. « Je m’observe », « je vis cela »et, après la transe, « je me raconte », avec le décryptage du thérapeute. Cette dernière étape la différencie de la pathologie. Dans la transe, il y a la désagrégation, puis dans un deuxième temps la réintégration de l’expérience, et enfin le récit qui en est fait.


La définition de la transe a changé au cours des siècles. Comment la définit-on aujourd’hui ?


La transe s’écrit comme une longue histoire dans laquelle on a désigné des manifestations au mieux anormales (tout ce qui sort du commun), au pire pathologiques. À l’origine, la transe concerne principalement des pratiques chamaniques et a été qualifiée tour à tour de psychotique, d’« épileptique », de psychose hystérique, et parfois aussi d’autres noms spécifiques sont créés, comme celui d’Artic Hysteria pour des manifestations rencontrées chez les Inuits. Également, le terme de transe désignait des états hypnotiques chez les femmes hystériques placées en hypnose au XIXe siècle. En fait, jusqu’au XXe siècle, la conception que l’on a de la transe demeure liée à la pathologie. Une anecdote « qui n’en est pas une » : l’un des processus centraux des transes est la dissociation. Ce terme désignait un état non pathologique que l’on retrouvait notamment chez le « Club des hachichins » (Baudelaire, Delacroix, Flaubert, Balzac, Dumas…). Le neurologue Pierre Janet va utiliser le terme de « dissociation » dans le champ de la psychopathologie pour désigner les états dans lesquels entraient les patientes hystériques, puis cela sera étendu au champ de la psychose.

Au cours du XXe siècle, on va se rendre compte que les transes ne sont pas pathologiques, mais plutôt des états psychophysiologiques neutres en soi, qui, selon les contextes, peuvent avoir plusieurs fonctions. Positive : par exemple, en s’absorbant dans un paysage magnifique ou dans un poème. Adaptative : par exemple, à l’occasion d’un examen quand surgit une question piège… ce petit moment de sidération permet de mobiliser rapidement des idées pour répondre. Défensive : par exemple, si l’on vit un traumatisme comme un accident de voiture, pour se replier sur soi et vivre momentanément une amnésie. La transe aujourd’hui est comprise comme un état psychophysiologique – c’est-à-dire une mobilisation de l’organisme dans son entièreté, et non plus comme une pathologie.


En dehors des situations subies, est-ce que je peux provoquer cet état de transe et l’orienter en lui attribuant une fonction ?


Globalement, la transe répond à une définition qui, sans doute, se précisera avec le temps. C’est un état non ordinaire de conscience, ou « modifié ». Les études montrent que la conscience n’est pas figée dans le temps, elle est dynamique. Il convient donc de parler d’états de conscience, au pluriel, et non de conscience au singulier. Le corps, quant à lui, reste en mouvement en permanence, attentif à tout ce qui se passe, ce qui nourrit ces états de conscience. Selon la métaphore de William James, le père de la psychologie américaine, on peut comprendre les états de la conscience comme le flux d’une rivière.

Par ailleurs, la transe se vit comme une « brusquerie », une forme de rupture à son environnement assez soudaine, et qui se manifeste par une confusion des sens, avec le ressenti de sa sensorialité qui bouillonne comme dans un grand chaudron. D’où la difficulté pour celui ou celle qui la vit à dire exactement dans quel état elle se trouve. Une embrouille des sens, en quelque sorte. Nous sommes alors délogés de notre perception habituelle, de notre « attitude naturelle », dirait Husserl. Telle est l’expérience de la transe. Cet état peut être normal ou pathologique, mais il reste toujours transitoire, jamais permanent. C’est un mouvement qui consiste à chercher, à s’adapter, à créer un équilibre, une adaptation dont naît une expérience profitable pour l’expérimentateur et dont il peut apprendre quelque chose qui le met en mouvement. Cette embrouille des sens nous fait sortir d’une attitude commune, naturelle, mais transitoire qui nous fait revenir à notre quotidien. Par exemple, je peux vivre un petit état de transe en regardant par la fenêtre quelques instants et, si survient une odeur de gaz, je reviens immédiatement et toujours dans le quotidien…


En dehors des transes spontanées, il existe des transes décidées, thérapeutiques, mais aussi et de plus en plus récréatives, comme l’immersion dans des stages de tambours ou la prise de substances, pour expérimenter, explorer une partie de soi…


Mais le chemin reste le même entre les transes subies ou agies de manière récréative, parfois thérapeutique. La serrure, on a la connaît, mais ce qui est derrière la porte dépend de plusieurs facteurs. Par exemple, pour le récréatif, il y a l’importance des croyances, du vécu, toutes les préconceptions de la personne. Tout cela va influencer le vécu des transes, le vécu individuel ou collectif, le rendu et la qualité du feedback ou encore la nature et [la] qualité du lien avec la personne ou le groupe. Afin de susciter une action thérapeutique, […] il faut soutenir la transe par des processus de changement très spécifiques, et c’est le rôle du thérapeute.

L’expérience reste une aventure qui, chaque fois, varie donc selon plusieurs critères : de contexte (en groupe ou individuel, le lieu…), de situation (qualité interrelationnelle, temporalité…) et individuels (perceptions mobilisées, personnalité, attentes…). Elle est donc très variable. Alors, puis-je arriver à diriger le processus vers un objectif donné, ou encore avoir une influence sur la transe que je vais vivre ? La réponse est généralement non. On dit d’ailleurs que, dans la prise d’ayahuasca (pratique interdite en France), c’est la plante qui choisit le chemin. Même chose pour la respiration holotropique… où finalement, c’est notre inconscient qui va nous guider là où il faut travailler, et pas forcément là où l’on veut aller. En fait, une expérience de transe est toujours une alchimie complexe, qui repose d’ailleurs beaucoup sur la capacité de la personne à laisser aller certains processus. De ce fait, vouloir contrôler est assez antinomique avec le chemin lui-même.


Il existe des transes avec une histoire, une forme de contrôle, en particulier celles en vogue sur les réseaux sociaux…


Oui, comme la pratique du shifting, inventée par des ados pendant la période des confinements covid pour voyager avec un esprit de communauté, avec des structures d’exercices et un principe de scénario pour passer de la réalité actuelle à la réalité souhaitée, et basculer par exemple dans le monde d’Harry Potter ou celui du Seigneur des anneaux… De vrais voyages transes pour l’expérimentateur, mais aussi pour ceux qui le partagent avec le feedback et la création de liens invisibles. C’est effectivement très différent du chamane qui ne sait pas « ce qui va venir », ce qui va se passer. Comme un besoin de « transes certitudes » avec une dimension un peu magique. Dans cet état de transe, on a l’impression que l’on va chercher quelque chose de profond en soi. Le lien avec la construction identitaire de ceux qui shiftent est d’ailleurs assez transparent.


La société peut-elle vivre une transe ?


Notre société traverse un grand bouleversement. Elle bouillonne et nous invite à nous plonger dans des états de transe, afin d’y puiser une expérience d’adaptation aux changements sociétaux. Car c’est un fait : les transes sont profondément liées à la culture, mais aussi à la société. Celle-ci nous impose un cadre : nous grandissons avec des schémas préconstruits. Si nous voulons les adapter à notre mesure, les déconstruire pour en créer de nouveaux, nous avons besoin des expériences de transe. Cela vaut tant pour le développement individuel que pour les dynamiques collectives. Des historiens ont par exemple montré que la Révolution française avait été influencée par le mouvement du magnétisme animal, qui recourait aux transes – les « crises magnétiques ». Aujourd’hui, nous vivons des bouleversements d’une ampleur comparable, marqués par la montée méthodique d’une violence très structurée. Celle-ci s’incarne dans des figures politico-totémiques qui provoquent des transes négatives à coups de « fake news », de « réalités alternatives » et de remises en cause des fondements d’une vie en communauté patiemment construite. Leur discours repose sur la suspicion et l’insinuation permanente. Ils déconstruisent pour mieux mettre sous emprise, après avoir sidéré par des actions de transes collectives. Inutile de citer des noms, n’est-ce pas ?

En parallèle, d’autres mouvements existent, portés par une volonté de réinventer notre manière d’être au monde, nourris par une conscience écologique qui place le lien au cœur de la vie. Cela peut paraître plus vertueux – et cela l’est très certainement –, mais il est important de rappeler qu’il s’agit aussi d’un projet idéologique, où une forme de radicalité peut également se manifester. En réalité, tout mouvement fondé sur la pratique des transes porte en lui un enjeu politique, un ensemble de valeurs, une certaine vision de l’humain et du monde qui l’abrite. Pour ma part, je perçois un lien très direct entre les enjeux politiques, écologiques et sociétaux actuels, et l’essor des pratiques de transe chez nombre d’entre nous. Un besoin de se replonger dans ces moments de réécriture, de réorientation, pour ainsi retrouver son propre (ou notre) chemin.

Les transes ne sont pas un effet de mode un peu vain. Dans mes travaux, j’aborde également leur fonction sociétale, dans leur contexte culturel – y compris le nôtre. C’est, à mes yeux, un point essentiel, car cela permet d’éviter un regard naïf sur ce phénomène.


La science s'intéresse-t-elle à la transe ?


Oui, mais à certaines formes de transe, principalement. Celles qui sont domesticables dans nos cadres thérapeutiques préétablis, comme l’hypnose. Les autres formes de transe font bien entendu aussi l’objet d’études – comme nous en parlons avec d’autres chercheurs et praticiens dans Le grand livre des transes(1), aux éditions Dunod. Mais ces études sont le fait de plus petites équipes, avec des financements et des publications plus difficiles à obtenir. Et puis il y a le cas particulier des pratiques de transes psychédéliques. Nous savons qu’elles n’engendrent pas de dépendance comme peut le faire par exemple l’héroïne, pas d’effets délétères non plus ni de dommages dans un usage éclairé et sécurisé (incluant une bonne qualité de ces produits). Bien que les études scientifiques soient là, la pratique thérapeutique avec psychédéliques a du mal à s’installer, [notamment] en France, où elle reste interdite. En fait, le terme « transe » inquiète, surtout par ignorance de ce à quoi il renvoie et des éléments scientifiques dont on dispose, mais aussi – il faut le dire – par des pratiques qui parfois sont très en dehors de la rationalité et qui brouillent les cartes. Dans le champ du thérapeutique, où des modèles scientifiquement validés existent pour valider des pratiques, faire uniquement en fonction de ses seules conceptions intuitives reste un pari qui mérite le débat, surtout lorsque l’enjeu est de soulager des souffrances.


La transe serait-elle un coup de pied salutaire, spontané, dans la fourmilière bien structuré de la pensée ?


La transe ressemble à un puzzle dont toutes les pièces se séparent, se détachent les unes des autres… Puis, peu à peu, elles s’agencent autrement. La transe nous réorganise, offrant une image plus lisible de ce que nous sommes. Le changement survient après l’expérience. On se croit linéaire, mais à travers la transe, on découvre que nous sommes faits d’une complexité dynamique, en perpétuel mouvement. La transe marque le temps de la désagrégation. Vient ensuite la relation avec le thérapeute, qui accompagne la révélation d’une nouvelle image de soi, issue d’un regroupement différent des pièces du puzzle. Ce processus peut être traversé de moments de peur, de chaos : un temps de désorganisation, en attente d’une réorganisation. Il faut laisser les sens agir, et se taire pour pouvoir saisir. Peut-être même pour avancer et mieux comprendre ce phénomène, en introduisant – comme le suggère le Pr Alan Bleakley – la poésie dans les études de médecine. Ainsi, les médecins pourraient apprendre à rencontrer l’incertitude par ce qui se présente à eux. La métaphore devient alors un guide pour la compréhension. La transe résonne avec la poésie. Je l’utilise aussi comme méthode pédagogique en master de psychologie ; je le décris dans l’ouvrage Hypnosis in Academia(2) (éditions Springer International) que j’ai coordonné avec le Pr Mauricio Neubern, de l’université de Brasilia. La transe n’est pas un moment unique, mais un moment intense. Ses fonctions peuvent être multiples, dont celle de participer aux apprentissages de chacun.


Déstructuration avant et après une transe : cet état transitoire peut-il déboucher sur la folie ?


Il existe des transes psychopathologiques liées par exemple à des conduites addictives, un processus délirant, ou encore un trouble dissociatif comme on en rencontre chez les personnalités borderline. Dans ces contextes psychopathologiques, l’usage d’une transe « corrective » à visée thérapeutique est toujours possible, mais elle doit absolument être maniée par une personne qui justement connaît la psychopathologie, qui ne confond pas une crise d’anxiété paroxystique et une phobie, par exemple, ou encore un souvenir effractant et un trouble de stress post-traumatique. Car chaque tableau clinique va engager des approches différentes de la transe lorsque l’on souhaite être vraiment dans le thérapeutique.

En dehors de ces cas de figure, les transes ne font pas devenir fou ! Car il s’agit justement d’un moment transitoire. Par exemple, une transe induite par un état d’absorption intense dans une tâche ne conduit pas à l’oubli du quotidien. Le retour à la réalité s’effectue immédiatement en cas de besoin. Ce sont les besoins qui guident les transes. Même après dix heures de méditation profonde, on revient à la réalité ! Je le répète : la transe est en soi un processus neutre qui possède des fonctions différentes, selon les conditions où elle apparaît, spontanément ou de manière provoquée.


(1) Le grand livre des transes et des états non ordinaires de conscience, ouvrage collectif dirigé par le Pr Antoine Bioy, éd. Dunod, 2023.
(2) Hypnosis in Academia, Mauricio S. Neubern et Antoine Bioy, éd. Springer, 2023.

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