C’est l’histoire d’un homme-tigre, formé dès le plus jeune âge au chamanisme. D’un grand guérisseur, et de son rapport magique au vivant. Dans
Enfance d’un chaman, Anne Sibran conte l’homme, la nature, le lien subtil qui les unit. Tissant les mots pour
« livrer passage » à la beauté de la forêt, ainsi qu’à celle de ses peuples, de leurs connaissances et de leur rapport au monde, elle donne chair au sensible et nous invite en filigrane, nous aussi, à retrouver le sens de l’observation, de la connexion et du respect.
Quel a été le point de départ de ce livre ?
Il y a dix ans, j’ai entrepris un périple de trois mois de la Bolivie à l’Équateur. Je n’avais jamais mis les pieds en Amérique du Sud, mais j’avais longuement préparé ce voyage, allant jusqu’à apprendre le quechua. J’ai été bouleversée par ce continent, ses gens, ses communautés autochtones. Il y a une vingtaine d’années, j’ai publié une bande dessinée retraçant les migrations des Guarani d’Uruguay, en quête d’une « terre sans mal ». Quand je suis arrivée dans le parc national du Yasuni, en Équateur, une grand-mère m’a dit :
« Tu sais, ici, c’est le pays de la terre sans mal. C’est chez nous que venaient les Guarani. » Cette coïncidence m’a émue.
J’ai compris que j’avais quelque chose à en faire. Une jeune femme m’a invitée dans son village pour assister à une fête. Quand je suis arrivée, tous les hommes étaient partis à la chasse. Je me suis retrouvée avec les femmes. Parmi elles, il y avait une vieille dame. Entre elle et moi, ce fut un coup de foudre. Elle a commencé à m’apprendre la forêt – j’étais si maladroite, je ne savais pas où m’asseoir, je trébuchais ! C’était l’épouse du chaman. Ma relation à son mari fut d’abord nourrie de timidité. C’est quelqu’un de très charismatique. Petit à petit, grâce notamment à ma connaissance du quechua et au rapport fusionnel que j’avais noué avec sa femme, nous nous sommes mis à converser. Il était surpris que je note tant de choses dans mes carnets. Je lui ai expliqué que j’avais besoin d’écrire parce que chez moi, les gens avaient oublié que les arbres étaient vivants, que la nature était remplie de vie, et que si je le comprenais, je pourrais en nourrir mes mots, et permettre peut-être à mon peuple de se réconcilier avec la forêt. Il a eu à cœur de m’apprendre. Cet enseignement a commencé par des balades. Au fil des mois, il m’a fait prendre l’ayahuasca, dans le but d’ouvrir ma perméabilité au monde de la forêt. Les plantes ont approfondi mon écriture, elles ont amplifié mon verbe, en résonance avec ce que je suis. Une prophétie andine parle de l’arrivée d’hommes et de femmes ponts, chargés de créer et de faire vivre des réseaux entre les cultures et entre les mondes. Ce besoin est devenu urgent, pour porter une autre vision de la terre et de l’interrelation entre les êtres vivants.
Vous étiez déjà proche de la nature. Que vous a apporté l’Amazonie ?
Autour de nous, tout bruisse de parole ; il faut simplement se nettoyer, s’affûter, se rendre transparents pour l’entendre. A la fin des années 1990, j’ai rencontré Knud Viktor, un très grand preneur de son. Il m’a appris à écouter le réseau sonore d’un paysage – le pas d’un escargot, le chant d’une fourmilière, l’araignée qui tisse sa toile… Je suis devenue attentive au chant du monde. Le chaman amazonien m’a confortée dans cette voie. Si nous étions en train de parler et qu’un singe se mettait à crier, il se taisait pour l’écouter, comme si le singe était assis parmi nous. Après, il intégrait éventuellement à notre conversation ce qu’avait dit l’animal. J’aime l’idée d’un monde où la voix de l’homme n’est pas supérieure à une autre. De jour en jour, il m’a ramenée à l’essentiel. Certaines personnes sont dans le discours ; lui est dans l’expérience concrète de chaque instant. Cette expérience nous renvoie à qui nous sommes, à ce que nous faisons, à ce qu’il est important aujourd’hui de faire sonner, vibrer.
Je suis devenue attentive au chant du monde.
Par sa façon de parler, de chanter, de communiquer avec la nature, il a réveillé en moi une ferveur. En Europe, je trouve certaines symphonies de forêts ; quand je me retrouve dans celles, primaires, du Yasuni, je suis à la source de la musicalité des forêts, l’infini des partitions, le tout possible. Dans ces forêts, les scientifiques ont découvert un champignon capable de transformer le plastique. Il suffirait de leur laisser le temps de comprendre comment le multiplier pour parvenir peut-être à se débarrasser à grande échelle du plastique, par des moyens biologiques. Ils ont aussi trouvé une grenouille dont la peau pourrait être révolutionnaire dans le traitement du cancer… Les chamanes circulent dans ces immenses bibliothèques. Les connaissances qu’ils en ont, les vibrations qu’ils y attrapent, les messages qu’ils reçoivent des êtres et des esprits de la nature, portent des promesses de guérison pour notre monde. Hélas, l’exploitation pétrolière menace. Des universitaires tentent de feuilleter quelques-uns des ces livres du vivant avant que la forêt soit décimée. Quand les entreprises pétrolières coupent les grands cèdres, c’est toutes les merveilles de ces écosystèmes qui disparaissent.
La notion d’esprit vous était-elle familière ?
Ce qui m’a foudroyée, quand je suis arrivée en Amérique du Sud, c’est de découvrir que quelque chose de l’ordre des rêves de l’enfant, de la communication avec la Vie, y existait concrètement, de manière presque anodine. Un jour, une fourmilière avait envahi le chemin qui menait au village. La femme du chaman est allée parler aux fourmis. Elle leur a dit :
« Bien sûr, c’est chez vous, mais on voudrait juste un petit espace pour accéder au village ; on n’a pas envie de marcher sur vos maisons. » Deux ou trois jours plus tard, les fourmis avaient déménagé la fourmilière un peu plus haut ! Je l’ai aussi vue, un jour où elle venait de planter des semis, monter sur un banc et souffler, chanter, parler aux nuages de grêle qui approchaient pour envoyer la pluie ailleurs. Simple coïncidence ? A leur contact, je suis devenue profondément animiste. L’animisme c’est la poésie, l’enchantement du monde, le lien tranquille au vivant. C’est le respect, ne pas se croire plus que la plante ou la pierre. A côté de chez la vieille dame, un arbre est étouffé par un autre. De temps en temps, elle va le consoler ; elle chante pour lui, elle libère quelques branches. Là-bas, on ne plante jamais le manioc si on a mal dormi ou si on est de mauvaise humeur. Bien sûr, le tableau n’est pas idyllique, ces communautés ne sont pas exemptes de difficultés : il y a la sorcellerie, la maladie, les entreprises pétrolières qui fomentent des zizanies… Mais à vivre avec eux, j’ai réveillé en moi l’enfant qui réapprend à vivre, à marcher, à écouter, à toucher. J’aime cette extrême attention, cette façon de prolonger le geste par des bénédictions, de louer le monde, de se mettre en mesure de dialoguer avec lui.
J’ai réveillé en moi l’enfant qui réapprend à vivre.
Dans ce dialogue, le chant joue une place très particulière…
La forêt change de musique et de pulsation toutes les cinq minutes. Il y a les cigales, puis viennent les crapauds, les hiboux… Par son extrême attention au vivant, le chamanisme amplifie et rend concrètes ces manifestations. Les contes amazoniens disent qu’à une époque, hommes et bêtes constituaient une même entité. Petit à petit, le monde des humains s’est différencié de celui des animaux, des plantes et des pierres. Le chaman en est le traducteur, l’intercesseur. De ces temps premiers, restent des bribes de connaissance, extrêmement opératives : comment chasser, comment semer, comment soigner... Tout est imbriqué : le réel, le poétique, l’initiatique. Les guérisseurs amazoniens utilisent aussi les chants dans leurs soins, en lien avec les plantes chamaniques. Ces chants, qu’on appelle
icaros, sont des véhicules, des amplificateurs. Quel médecin, chez nous, s’adresse-t-il encore au vivant, de cœur à cœur, pour aider à la guérison ? Ces
icaros sont le fruit d’une initiation : dans un premier temps, le chaman « diète » la plante, c’est-à-dire l’ingère pour apprendre à la connaître. Petit à petit, elle lui transmet des visions, des informations, puis, au moment où elle estime qu’il est prêt à le recevoir, elle lui donne un chant, empreint de ce qu’il a appris et vécu avec elle.
Quand il l’entonne, le chaman ranime le contact privilégié qu’il a eu avec la plante, le moment où il a fusionné avec son esprit. Les mots et les vibrations des
icaros réveillent aussi en nous des résonances, en lien avec le vivant. Ils sont aussi le souffle, l’énergie de vie qui passe entre les choses… Sans compter la beauté de l’instant : quand un chaman chante, la forêt répond. Des oiseaux surgissent de nulle part pour se percher sur le toit de la maison. C’est à la fois très simple et profondément sacré. Un jour, j’ai accompagné le chaman chez un homme qui souffrait de la grippe. Je n’avais pas pris d’ayahuasca. Soudain, alors qu’il était en train de chanter et de souffler la fumée du tabac, j’ai vu un être blanc, qui joignait ses mains aux siennes. Mon mental s’est emballé. Mais alors, le vieil homme m’a dit :
« Tu ne rêves pas, il est bien là. Avec quoi crois-tu que nous travaillions ? » Il était dans un champ de communication absolu, sachant à la fois ce qu’il se passait pour le malade et ce qui traversait mon esprit.
À huit ans, dans le cadre de son initiation chamanique, il a été laissé seul dans la forêt pendant un mois. Cette dureté est-elle vraiment nécessaire ?
Elle est indispensable : c’est la vérification d’une intuition et d’un choix. On sent qu’un enfant est porteur du pouvoir d’être l’intercesseur entre les hommes et les esprits ; s’est-on trompé ? On le confie à la forêt. Bien évidemment, les autres guérisseurs veillent sur lui à distance, en état modifié de conscience, grâce à la prise d’ayahuasca. L’enfant n’est pas abandonné, l’endroit est bien choisi, les esprits du lieu invoqués. Paradoxalement, pour protéger ses dons, encore extrêmement fragiles et volatiles, on lui interdit aussi certaines choses : il ne peut pas manger certains aliments, ne peut pas grimper aux arbres (car la peur engendrée par la chute risquerait de faire fuir son potentiel)… C’est très frustrant. Et régulièrement, on le confie à la forêt. Ce balancement entre protection et lâcher prise, nous le vivons tous en tant que parents : quand nos enfants grandissent, à certaines étapes de leur développement, il faut accepter de s’en remettre à la vie.
Il faut accepter de s’en remettre à la vie.
L’apprenti chaman doit ensuite recevoir l’enseignement de maîtres et s’astreindre à des diètes de diverses plantes. C’est ainsi qu’il va apprendre à les maîtriser et à les chanter. Après, il y a souvent un élément déclencheur qui le pousse à soigner. Je connais un guérisseur qui ne s’estimait pas assez grand chaman pour recevoir de l’argent en échange de son aide. Pourtant, il était très pauvre. Un jour, débarque chez lui un militaire, haut gradé, qui le supplie de sauver son épouse, mourante. La femme s’en sort. Après leur départ, le guérisseur trouve une mallette pleine de billets dans sa maison. Il va à la caserne pour la rendre ; mais le militaire n’existe pas, personne ne le connaît, le nom était faux, impossible de le retrouver. Pourtant, tout le monde dans le village l’avait vu ! Pour le chaman, ce fut le signe qu’il devait accepter de soigner et de recevoir de l’argent pour cela…
L’essor du tourisme chamanique en Amérique du Sud constitue-t-il une menace à cette intégrité ?
C’est assez redoutable : des gens se prétendent chamans sans en avoir les compétences, de l’ayahuasca est proposé à tous les coins de rue. C’est devenu d’une terrible trivialité, comme si l’on voulait rabaisser le sacré pour lui sucer la moelle. Certains Occidentaux pensent aussi que parce qu’ils ont pris de l’ayahuasca, ils ont acquis des pouvoirs, ou se vantent d’avoir « reçu » quelque chose… Les chamans traditionnels, tels que je les connais, sont au contraire d’une grande humilité. Impossible généralement de savoir qu’ils sont chamans. Ils se mettent au service de la guérison pour autrui en invoquant ce qu’ils ont appris, mais ils savent qu’ils ne sont pas tout puissants, que la Vie fait ce qu’elle est à faire, que leur rôle est simplement de se mettre en disposition de recevoir. L’ayahuasca est une liane qui pousse en vrillant sur elle-même – c’est son chemin pour acquérir sa force de liane. Le risque, c’est que les gens qui la prennent vrillent le pouvoir positif de la plante contre eux-mêmes.
On va être touché par la forêt, par ses forces de vie.
Quand on l’ingère, on reçoit beaucoup d’informations, on est en contact avec des choses puissantes. Si on n’a pas conscience que c’est juste une expérience, on se prend pour l’expérience. A ce moment là, on est possédé ; certains développent un égo surdimensionné. Mais si ça arrive, c’est que la personne devait en passer par là et traverser ses parts sombres, quitte à devenir ses ombres pendant un temps. Même convaincu d’avoir acquis un pouvoir, on va être touché par la forêt, par ses forces de vie ; le rapport au monde change. Si l’on fait prendre de l’ayahuasca au patron d’une multinationale pétrolière, cela créera peut-être une brèche, il se rendra peut-être compte du mal qu’il fait à la Terre. Les chamans que j’ai rencontrés sont très inquiets pour la forêt, ils se battent pour la défendre, mais ils gardent une confiance absolue dans les forces de vie de la Terre. Le héros de mon livre dit qu’au moment de précédentes catastrophes, l’âme des chamans est allée se réfugier dans les champignons – permettant à ceux qui les mangeraient de récupérer le savoir ancestral des guérisseurs. Là, comme le choc risque d’être plus rude, elle aura peut-être à se réfugier dans les pierres. Nous n’y serons peut-être plus, mais quelque chose sera toujours sauvé.