Dans l’histoire humaine, de nombreuses îles de légende auraient abrité des paradis avant de disparaître, comme l’Hyperborée, l’Atlantide, Lemurie ou encore Thulé. Île invisible surgissant de la brume à l’instant précis où l’esprit cesse de la chercher avec les yeux, Avalon ne se dévoile pas non plus sur les cartes, ou plutôt, elle existerait partout où la frontière entre les mondes se fait poreuse. Avalon est insaisissable, non pas parce qu’elle n’existe pas, mais parce qu’elle se retire. Le nom d’Avalon apparaît pour la première fois au XII
e siècle dans la
Vita Merlini de Geoffroy de Monmouth, qui y décrit le lieu où fut conduit le roi Arthur pour être soigné de ses blessures. «
L’île des pommes, où règne l’éternel printemps et où les femmes savent l’art de guérir », écrit-il –
aval ou
abal signifiant « pomme » dans toutes les langues celtiques. C’est de cette racine que viendrait le nom Avalon, qui pourrait donc se traduire par « l’île aux pommes », ce qui renvoie à un symbole d’abondance, d’immortalité. Chez les Celtes, les pommes étaient des fruits de connaissance et de vie éternelle. Dans son ouvrage
La légende du roi Arthur, l’historien Martin Aurell explore la manière dont Geoffroy de Monmouth présente Avalon :
«
Il décrit une île aux pommes, île fortunée où des cultures abondantes poussent seules et dont les habitants atteignent une longévité exceptionnelle. Neuf sœurs la gouvernent dont l’aînée Morgane a appris les plantes médicinales. Elle sait aussi l’astrologie et elle peut se métamorphoser ou s’envoler. C’est là, qu’Arthur gravement blessé a été conduit en bateau. Morgane a examiné attentivement sa plaie et lui a promis la guérison. Pourvu qu’il reste longtemps sur l’île et qu’il accepte ses remèdes. » Il y serait toujours… Cette représentation souligne l’importance de la connexion entre Avalon et la légende arthurienne. Terre magique, allégorie du paradis ou terre de savoir, son histoire résonne encore aujourd’hui.
Un lieu incertain
Pourquoi autant d’hésitations sur la localisation d’Avalon ? Serait-elle ce que la poétesse et occultiste Dion Fortune appelait «
un lieu de pouvoir qui existe sur plusieurs plans à la fois » ? Certains la situent dans les terres anglaises du Somerset, du côté de Glastonbury, d’anciens marécages entourant ce qui aurait été un jour une île. D’autres la pressentent dans les méandres de la baie du Mont-Saint-Michel ou dans les clairières enchantées de Brocéliande. Elle aurait aussi été confondue avec l’île de Sein. Il faut prendre en considération qu’à cette époque, la mer reste un univers étrange, inconnu, presque redoutable. Elle s’arrête au bord de l’au-delà, c’est-à-dire aux confins du monde connu. Dès lors, elle devient le lieu idéal pour imaginer des îles extraordinaires, fantastiques. Comme le raconte Claudine Glot, historienne spécialiste de la culture celto-bretonne, «
on retrouve cette idée dans de très beaux textes irlandais comme Le voyage de Máel Dúin
ou Le voyage de saint Brendan
, de véritables odyssées d’île en île, où chaque étape révèle un monde plus étonnant que le précédent. Cette fascination pour l’île est si forte qu’elle déborde même de l’océan. Au Moyen Âge, des lieux comme la forêt de Brocéliande, certaines montagnes isolées ou même des clairières reculées sont perçus comme des îles – non pas géographiques, mais symboliques. » Ce sont des mondes à part, séparés du reste, qu’il faut mériter, dont l’accès demande un effort, peut-être même, au fond, « une traversée intérieure ». Et une fois cette frontière franchie, on peut espérer des révélations, des merveilles… Voire l’éternité ou la sagesse.
Avalon, île légendaire drapée de brumes et d’éternité, échappe à la géographie pour mieux habiter les marges
de notre mémoire collective.
La piste de Glastonbury
C’est à Glastonbury, dite « Avalon de cœur » avec sa colline du Tor et ses sources sacrées, aujourd’hui l’un des centres spirituels les plus actifs d’Europe, qu’Avalon est localisée la plupart du temps. Mais est-ce là Avalon, ou simplement l’une de ses portes ? Pour Claudine Glot, cette proposition reste ambiguë. «
Il a toujours été cultivé l’idée que Glastonbury était plus ancienne que toutes les autres abbayes, qu’elle aurait été chrétienne dès le IIe siècle après Jésus-Christ, c’est-à-dire à un moment où, normalement, il n’y a pas encore de christianisme en Angleterre. Elle revendique avoir été le lieu où l’on a enterré le roi Arthur, donc l’île d’Avalon. Et ce discours est aussi stratégique, étudié par les moines pour attirer du prestige et des fonds. Parce qu’un lieu où serait enterré un personnage aussi grand, un lieu aussi ancien dans l’histoire chrétienne, ça attire les pèlerinages, les dons, les messes, les indulgences… c’est le commerce ecclésiastique », précise-t-elle.
Glastonbury construit donc très tôt une légende qui mêle christianisme et héritage celtique, ce
qui en fait un lieu vraiment à part. Et cette réputation atteint son sommet à la fin du XII
e siècle, lorsque le roi Richard Cœur de Lion, suivant les conseils donnés par son père Henri II, fait fouiller le cimetière de l’abbaye. «
Et voilà qu’on retrouve la tombe du roi Arthur. Avec, comme par hasard, une croix en plomb posée dessus, où il est écrit : “Ici gît le roi Arthur, dans l’île d’Avalon, enterré avec sa femme Guenièvre”. C’est très précis, peut-être même un peu trop précis, pour nos esprits modernes un peu critiques… », soulève Claudine Glot.
Une île de femmes et de savoirs oubliés
L’imaginaire d’Avalon est intrinsèquement lié au féminin. Dans sa série de romans,
Les dames du lac, Marion Zimmer Bradley redonne voix aux femmes silencieuses des légendes arthuriennes : Morgane, Viviane, les prêtresses de l’île d’Avalon, gardiennes d’un savoir ancien.
«
À Avalon, nous suivions les voies de la Déesse, nous honorions la Terre et la Lune, et nous guérissions les âmes aussi bien que les corps », fait-elle dire à Morgane. Avalon est un sanctuaire du féminin sacré : un espace où la connaissance intuitive, les rites de passage, la transmission orale et la guérison par les plantes étaient au cœur de la vie. Cette île représente une forme de mémoire collective archétypale d’un monde matriarcal ou, du moins, équilibré, où le masculin et le féminin coexistaient sans domination. Elle est le souvenir d’une harmonie peut-être perdue, d’un rapport au monde empreint de respect et de collaboration entre les êtres. L’île aurait vu forger Excalibur, l’épée magique d’Arthur, lui permettant d’être invincible pour un temps. Claudine Glot raconte : «
Morgane, que l’on voit arriver comme dame d’Avalon, savante dans les arts majeurs du Moyen Âge, n’est jamais appelée “sorcière”. On a, au contraire, de l’admiration pour ce qu’elle fait. » Deux siècles plus tard, on l’accusera rétrospectivement d’avoir été du côté du diable, d’être une sorcière. Le féminin sacré, le pouvoir des femmes enchanteresses et guérisseuses seront voués à être diabolisés et chassés. Sur Morgane, Claudine Glot ajoute : «
Tout d’abord, elle n’est pas présentée comme la sœur du roi Arthur. C’est surtout la reine de l’île d’Avalon, même si c’est un collège de neuf sœurs, c’est elle la plus belle, la plus savante. Elle mène sa vie comme elle veut, elle est libre, et il n’y est pas question de mari ! » Aujourd’hui, avec l’essor du féminin sacré et l’avènement des femmes qui reprennent leur pouvoir, Avalon peut servir d’emblème et de guide.
Quand l’île se retire du monde
Avalon n’aurait pas disparu, elle se serait retirée. Elle serait partie lorsque le monde a cessé de croire à l’invisible. Lorsque le regard humain s’est durci, rationalisé, coupé du sensible. Comme le dit si justement
Philippe Walter, «
le merveilleux ne disparaît pas, il devient invisible à ceux qui ne savent plus le voir ». L’île se cache à mesure que l’humain oublie comment dialoguer avec le sacré. Mais Avalon reste à portée de rêves. Elle veille dans les cercles de femmes qui chantent encore sous la lune, dans les rituels discrets, chez les guérisseuses de l’ombre et les âmes mystiques. L’historien spécialiste de l’héritage celtique et breton Jean Markale voyait dans Avalon une «
image archétypale de l’Autre Monde celtique, celui que l’on atteint par le rêve, par la transe, ou par la mort ». De son côté, Claudine Glot nous éclaire : «
C’est une île où l’on aborde difficilement. C’est une île qu’on voit quand elle veut bien être vue. C’est pourquoi on l’appelle l’Île perdue, parce qu’on peut la perdre. On la trouve une fois, si les habitantes veulent bien que vous la voyiez. Voilà, en clair, c’est elle qui commande ! »
Retrouver Avalon
Avalon n’est pas une destination : c’est un seuil. Elle ne se trouve pas, elle se retrouve. Elle réapparaît aux âmes prêtes à abandonner la carte pour le territoire invisible. Psychologues, auteurs de fantasy, chercheurs passionnés ou adeptes d’une spiritualité contemporaine : tous trouvent dans les cycles mythiques arthuriens une source précieuse de compréhension du monde. L’univers du roi Arthur inspire ainsi de nombreux groupes païens et wiccans, qui y voient un chemin de croissance spirituelle, porté par la quête du Graal et les valeurs du code chevaleresque. Pour Jhenah Telyndru, la responsable du séminaire « théalogique » d’Avalon, un groupement spirituel contemporain qui transmet la sagesse de l’île, il est possible de se relier aujourd’hui à cet héritage. «
Les cent dernières années ont tout particulièrement annoncé la réémergence d’Avalon. Le mouvement préraphaélite et les écrits de Yeats et de Tennyson ont superbement dépeint le romantisme victorien sous les traits du mythe arthurien. Les traditions magiques qui ont émergé au début du XXe siècle ont aussi commencé à se lier à l’énergie d’Avalon, tout particulièrement dans les œuvres de l’auteure mystique Dion Fortune », explique-t-elle. L’île se cache encore, mais elle n’a jamais été aussi proche. Peut-être suffit-il de se reconnecter au féminin sacré, aux rituels païens et, finalement, à notre histoire occidentale, archaïque et traditionnelle, et de poser cette question simple : et si elle n’avait jamais disparu ?
Les 5 graines de sagesse de la pomme d’Avalon
D’après Jhenah Telyndru, lorsque l’on coupe une pomme en deux, cinq graines apparaissent et représentent des sagesses liées à l’île :
1. Appeler la barge : au plus profond de nous, se souvenir de la sagesse oubliée et vouloir la retrouver.
2. Écarter les brumes : dissiper les illusions pour retrouver l’intégrité.
3. Prendre l’épée : s’emparer de notre pouvoir et établir notre royauté intérieure.
4. Atteindre la rive : transformer nos vies en accédant au but, le soi authentique.
5. Reprendre l’île : réunir notre centre sacré en union avec le divin.