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Le
vin,
abîmé,
mais
vénéré

Si la vigne a été domestiquée par l’homme il y a 11 000 ans, les quelques dizaines d’années qui nous précèdent ont considérablement changé le rapport au vin. L’industrialisation a transformé la viticulture. Mais en a-t-elle compromis la noblesse ?
Le vin, abîmé, mais vénéré
Savoirs ancestraux
« Le vin, c’est la lumière du soleil captive dans l’eau », selon Galilée. Entre ciel et terre, la vigne est une plante archétypale qui arbore un symbolisme fort et nourri. Une terre ingrate lui suffit, elle qui se développe dans l’adversité d’un monde rocailleux et pauvre. Les milieux difficiles lui conviennent et lui permettent d’exprimer sa personnalité, son souffle. En outre, ses racines peuvent plonger jusqu’à trente, voire quarante mètres, un moyen providentiel de « rencontrer la lumière des profondeurs », selon Bruno Quénioux, auteur, philosophe du vin et caviste. C’est donc un chemin initiatique qui est porté par la vigne, et par son vigneron. Du moins, c’est ainsi que cette plante devrait être comprise, de manière holistique et verticale, là où la culture moderne ne laisse de place qu’à une vision partielle et matérialiste. Victime, comme tant de domaines agricoles, de l’industrialisation et d’une logique concurrentielle implacable, la viticulture est meurtrie. Une attaque au cœur qui la laisse abîmée, elle qui fut, plusieurs millénaires durant, porteuse du sacré dans la matière. Alors, le vin a-t-il survécu à l’épreuve de la modernité ? Peut-on encore trouver son essence ?


Un principe initiatique


« Toutes les feuilles de la vigne s’orientent vers le bas, vers la terre, à l’exception de la toute dernière pousse qui se place à l’horizontale. Toutes les feuilles viennent dire : mon domaine, c’est la terre », explique Nicolas Joly, propriétaire du domaine de la Coulée de Serrant et spécialiste de la biodynamie. Là où de nombreuses plantes s’orientent naturellement vers le soleil et tendent à défier la gravité pour exprimer leur nature, la vigne semble succomber à l’étreinte aimante de la terre qui la porte. Tournée vers le sol, elle y enfouit de profondes racines et puise l’essence d’un terroir. Bruno Quénioux précise qu’il y a là toute « la symbolique de la quête initiatique. C’est la métaphore de l’initiation humaine. » Et pour cause, la vinification elle-même représente le principe alchimique de la transformation initiatique.

« C’est la mise à mort du raisin. Ce processus symbolise l’alchimie en ce sens qu’une décomposition est opérée, puis une essentialisation des composés a lieu, avant l’unification de ces composés. Dans le chaos de la fermentation, il y a la fusion de l’eau et du feu pour révéler la quintessence de la vigne », explique le philosophe du vin. Nicolas Joly postule que la vigne s’exprime d’une manière très différente lorsqu’on la laisse se confronter aux difficultés de son terrain, plutôt que lorsque lui est appliquée une démarche agricole conventionnelle. « Un grand vin se construit dans cette lutte contre l’aridité, de la même manière qu’un être humain apprend à se rencontrer dans les expériences inconfortables. Si l’on donne trop de nourriture, trop de traitements, trop de substances à la vigne, on va l’empêcher de développer sa force de Dionysos », ajoute-t-il. La vigne se rencontre elle-même dans sa capacité à surmonter les épreuves, et puise dans la terre la lumière des profondeurs. Et si cette plante archétypale semble dotée d’une force qui lui permet de traverser les millénaires sans faiblir, comment se confrontet-elle à la compréhension mécanique de la vie propre à l’agriculture moderne ?


La crise du vin


Il faut remonter à 2016 pour bénéficier des apports chiffrés d’une étude officielle menée par le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation. Cette enquête portait sur les pratiques phytosanitaires en viticulture et s’appliquait à 21 bassins viticoles. À sa lecture, on apprend que les vignes ont reçu en moyenne 20 traitements phytosanitaires au cours de la campagne de 2016. Les vignes du Bordelais, quant à elles, en ont reçu, en moyenne, 24,7. Parmi ces traitements, une grande majorité est constituée de fongicides. Dans une moindre mesure, des insecticides-acaricides sont employés, et enfin des herbicides. Des chiffres déjà à la hausse par rapport à 2010, avec une augmentation de 21 % sur ces six années chiffrées. Mais ce n’est là qu’une des facettes de la crise du vin. C’est ainsi que la nomme Nicolas Joly, cette époque qui autorise « un travail de faussaire ». Et pour comprendre l’ampleur de la manœuvre, il faut savoir qu’« une grande majorité des vins reçoit des levures aromatiques fabriquées en laboratoire. Il existe plus de 300 goûts disponibles. Cette manœuvre ne doit pas faire l’objet d’une ligne sur l’étiquette. On peut donc, en toute impunité, rajouter des levures parfumées à la banane ou à la violette dans le vin, et cela, sans en faire mention sur la bouteille », précise Nicolas Joly. Bruno Quénioux, lui, remonte même jusqu’à la Révolution française, à partir de laquelle ont été arrachées les vignes nobles afin de faire du « pinard », dit-il, car c’est un fait, « on maltraite la vigne, dans cette logique progressive d’industrialisation ». Une maltraitance qui s’est vraiment accentuée dans les années 1990, avec l’essor de technologies agricoles qui ont dénaturé le vin. Le philosophe en cite quelques-unes, telles que l’ajout de glycérine animale ou encore le cliquage, qui est un microbullage d’oxygène pur. Or, « la vigne est une mère ! Si on maltraite ses enfants, elle n’en fera plus, et elle tombera malade. Si l’on pollue l’archétype avec des traitements, la vigne ne peut pas aller bien. C’est ce qu’on observe depuis des années avec toutes les maladies de vigne qui frappent les vignobles français. On a un véritable problème d’intention dans le lien que l’on entretient avec la vigne », affirme Bruno Quénioux. À cela s’ajoute le fait que presque 95 % des pieds de vigne vendus aujourd’hui sont des clones. « C’est dramatique ! La vigne a besoin de diversité pour s’enrichir et pour s’exprimer », s’indigne Nicolas Joly. Finalement, en tenant compte de toutes ces manipulations du vin, depuis la culture jusqu’à la vinification, « seuls 2 à 3 % des vins actuels sont encore des vins vrais », conclut Bruno Quénioux.


L’expression d’un lieu


Face à ce constat, la question de la dimension sacrée du vin est soulevée. Qu’est-ce qui fait un vin vrai, un vin qui a conservé son souffle ? « Un vin vrai est médicinal. Or, il n’y a plus aucune propriété médicinale dans un vin issu d’une vigne traitée, et qui sera ensuite modifié par des levures aromatiques. On perd le sens du vin, son aspect sacré. Un vin vrai nous touche directement au cœur, sans passer par le mental », explique Nicolas Joly, avant d’ajouter qu’« un tel vin est l’expression d’un lieu, avec l’aide des êtres élémentaires qui protègent la vigne ». Le propriétaire du domaine de la Coulée de Serrant œuvre quotidiennement dans son vignoble de sept hectares, planté en l’an 1130 par des moines cisterciens, et pratique la biodynamie sur ses vignes. Pour lui, c’est une posture de dévotion à la nature, à la terre, à la vigne, mais aussi à ces êtres élémentaires, qui doit être adoptée et qui rend son caractère sacré au vin. « La biodynamie est justement une consécration permanente. Le vin est toujours sacré pour moi, si on comprend la vigne en profondeur, si on comprend le vin en profondeur et surtout, si on se comprend soi-même en profondeur », précise Nicolas Joly. Un lieu, pris dans sa singularité, détient le potentiel des qualités propres à un vin. « Il faut comprendre qu’un sol n’est que le dernier maillon, ou le relais, d’un monde plus subtil, moins tangible qui est situé au-dessus du sol ! Quel est ce monde subtil ? Il correspond à tout ce qui est autour de nous, c’est-à-dire d’abord l’atmosphère, faite d’air, de lumière, de chaleur », explique notre expert. Ainsi, au sein d’un microcosme local, au gré des variations des vents dominants, des écarts de température, de l’orientation des pentes, de la végétation, de la longueur des saisons… le vin exprimera toutes les caractéristiques de son lieu. C’est ainsi que Nicolas Joly conçoit la viticulture, dans ce qu’elle a d’authentique, de sacré. Une démarche profonde qui touche à l’essence même de son existence : « Ma vigne est le support et l’expression de ma spiritualité, ainsi que de la spiritualité du lieu », conclut-il.

Le vin en France
84 000 exploitants viticoles en France.
17 % de la production mondiale est française.
747 milliers d’hectares de vignoble en production.
2e vignoble mondial derrière l’Espagne et devant la Chine.
47 litres de vin en moyenne sont consommés par habitant et par an en France.


Du vin au divin


« Pour moi, la biodynamie est une porte d’entrée vers un champ de compréhension plus vaste encore », exprime Bruno Quénioux avant d’ajouter qu’« il est possible d’aller bien au-delà puisque le vin est certes une expression du lieu, du terroir, mais il est aussi et surtout une expression de l’âme ». Pour expliquer sa vision verticale de la viticulture, le philosophe du vin s’appuie sur la symbolique judéo-chrétienne du pain et du vin. Ensemble, les deux forment une unité incarnée : l’Être. Mais dans le détail, on observe une complémentarité des deux denrées sacrées. « La fermentation du pain est la fusion des deux principes horizontaux, la terre et l’air. C’est la barre horizontale de la croix. C’est le “suis” de “Je suis”. La fermentation du vin, quant à elle, est la fusion des deux principes verticaux, l’eau et le feu. C’est la barre verticale de la croix et c’est le “Je” de “Je suis” », détaille-t-il. Ainsi, quand on rencontre un vin, il ne s’agit pas juste de s’approprier un goût, mais davantage de s’ouvrir à une présence. Car, derrière un vin, il y a un vigneron. « Un vigneron conscient n’est pas propriétaire de sa terre, il en est la propriété. Les vignerons accouchent du raisin. Ils sont dans l’humilité, dans le service. D’ailleurs, on entend souvent les gens dire qu’ils parlent à leur vigne, mais encore faudrait-il commencer par l’écouter », explique Bruno Quénioux. Une posture de révérence qui permettrait d’entendre les vrais besoins de la vigne. « Elle nous dirait certainement qu’elle a besoin de la compagnie des arbres fruitiers, comme c’était l’usage autrefois, mais aussi de celle des animaux, avec des pâturages. Surtout, la vigne nous dirait sa joie quand elle voit son maître arriver et se mettre à son service », précise le philosophe du vin, avant de conclure que « l’œuvre intérieure et l’œuvre extérieure sont jumelles. Un grand vin, quand il atteint son “Un”, a un champ de force qui l’unit avec le Tout. Le vin devient divin. » Finalement, comme toutes les productions agricoles modernes – maltraitées par des pressions financières et une logique concurrentielle féroce –, le vin connaît des heures sombres. Mais si la vigne est abîmée, elle n’en reste pas moins sacrée. Quelques hommes continuent de nourrir la flamme d’une viticulture consciente. Il faudra certainement du temps et des prises de conscience pour réparer l’ensemble des vignes françaises.

À
propos

auteur

  • Sahra Leclerc

    Journaliste
    Sahra Leclerc est journaliste spécialisée dans les philosophies orientales, l'étude de la conscience et l'interface homme-nature. Elle pratique la méditation bouddhiste depuis ses 16 ans et évolue au sein d'une double culture franco-indienne depuis plus de dix ans. ...
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