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On
revit...

L'été nous offre une chance : ouvrir une brèche dans le mur
du désenchantement, trouver un point de passage
qui nous conduit vers plus de liberté et de lucidité.
C'est ce que nous propose le philosophe Jean-louis Cianni
dans ce véritable manuel de savoir-vivre. Extrait.
On revit...
Santé corps-esprit
Au bout de combien d’heures ? De combien de jours ? Par la sieste ou par le sport ? Les clés de la détente physique ne sont jamais vraiment données. Rien n’est écrit dans ce domaine. Mais sur la plage le corps nous est rendu. On se sent mieux et plus fort. Et cette renaissance gagne rapidement l’esprit et l’être tout entier. Pureté du ciel, bercement de la mer, lumière chaude et blanche, présence humaine immense, à voix multiples, la plage se fait le théâtre d’un lieu et d’un temps nouveaux. Elle ouvre un monde de naissance et de renaissance. Le temps rouvre des bras paresseux. Le bonheur devient une perspective sérieuse. Et notre esprit retrouve, intact, son potentiel de curiosité, d’interrogation et de reconstruction. « On revit », dit une expression familière. C’est aussi un programme philosophique.

De revivre, il était temps. Absorbé par les pensées inévitables mais répétitives du quotidien, pollué par les messages incessants des médias, englué dans les procédures et les programmes informatiques, notre esprit ne nous appartenait plus vraiment. Sans cesse sollicité et noyé par des préoccupations où il ne s’accomplit que partiellement, il finissait par se perdre. Excité et détourné à la fois.

Ici sur la plage, la pensée récupère le territoire perdu et rétablit sa fonction. On renoue d’abord le dialogue avec soi. « Il me paraît que l’âme, quand elle pense, ne fait pas autre chose que s’entretenir avec elle-même », suggère en Socrate. Cet entretien fuse dans tous les sens. On regarde autour de soi, on examine les situations, on revient aussi sur sa conduite et on prépare son avenir. Et surtout on se parle sans stress ni accablement.

Car ce dialogue intérieur ne s’arrête jamais en réalité, mais il s’emballe ou se désorganise quand nous sommes engagés dans des situations où notre capacité de maîtrise est nulle. Rien ne se passe comme on voudrait, dans le moment et le lieu voulus, avec la qualité requise. On se sent dépossédé de soi-même et cela s’amplifie aujourd’hui avec le développement hégémonique des technologies de communication.

On se tient pour responsable, alors on se violente. On s’oublie, on se renie. On n’est plus en harmonie avec soi-même. Tout nous détourne de penser, tout nous en décourage et, quand enfin on l’ose, on s’égare dans une subjectivité malheureuse…

La pensée souvent jaillit dans l’urgence et l’insécurité. Le risque la fait naître comme réponse efficace et imprévue à une situation donnée. Elle éclaire les crises et les traverse. Mais décréter la panique et faire du chaos une règle absolue relèvent le plus souvent de manœuvres destinées à nous déstabiliser et à nous manipuler en nous empêchant de réfléchir.

Il faut du temps pour penser, du calme aussi. On les retrouve ici, dans cette immobilité temporaire qui fait de nous des Penseurs de Rodin sculptés dans le sable. En revenant au bord de la mer nous sommes retournés aux sources de nous-mêmes. Car penser touche à notre être, nous révèle l’être et c’est dans le dialogue avec soi qu’on l’expérimente le mieux, sans médiation aucune, sans délai ni détour.

Ici sur la plage, la pensée récupère le territoire perdu et rétablit sa fonction.

C’est pourquoi réactiver sa pensée rabougrie par l’époque et les habitudes constitue toujours un acte thérapeutique. On retrouve son potentiel d’être, on exerce une aptitude, et cette activité produit un effet euphorique. Quand on est détourné de sa pensée, on subit, on pâtit, on souffre. On se perd dans son labyrinthe intérieur, on devient son propre Minotaure. On se dévore.

En récupérant ce potentiel de réflexion, premier acte philosophique, on retrouve encore autre chose. Une pure et intacte liberté de juger, d’analyser, certes, mais aussi d’imaginer une réalité à créer, de rêver à un monde qui n’existe pas, qui n’existera peut-être jamais mais dont le fantasme a encore un sens régulateur, apaisant et réassurant. On fait le vide. Et ce vide est essentiel, il est le signe qu’on s’ouvre à son possible et d’abord à la liberté de penser par soi-même.

On a éteint son portable et sa radio pour un temps et on se retrouve face à soi-même, c’est à dire à un océan d’incertitude. Mais c’est par là que l’on redevient soi-même. En cherchant à assurer ses pas sur un terrain qui restera toujours meuble et changeant. Pour cela, il faut prendre ses distances avec ce qu’on croit spontanément être la vérité. Faire le tri dans ses opinions. Ne pas gober tous les énoncer sans réagir. C’est ce qu’on fait avec l’école et les savoirs transmis. On les rejette pour penser par soi-même, belle entreprise à laquelle Kant nous invite.

C’est sans doute difficile aujourd’hui. Nous évoluons dans un milieu médiatique artificiel, nous sommes les cibles de messages volontairement trompeurs, approximatifs et séduisants. Il faut lutter contre la paresse, la passivité, la volonté d’absorber qu’engendre ce milieu. Plus que jamais l’encouragement de Kant reste pertinent. Et la plage, contrairement aux apparences immédiates, est le lieu où cet encouragement trouve une occasion de se traduire en acte.

Réflexion, liberté de pensée mais aussi perspective de mieux vivre. Dès qu’on peut l’appliquer non pas à son ego mais à son « pouvoir d’être », cette perspective trouve sa profondeur maximale. « Je n’ai nul souci de ce dont se soucient la plupart des gens : affaires d’argent, administration de biens, charges de stratège, succès oratoires en public, magistrature, coalitions, factions politiques », souligne Socrate devant les juges qui vont le condamner à mort. Et son détachement nous gagne à présent sur la plage.

On s’occupe de ce qui constitue l’essentiel de notre vie.

On s’occupe de ce qui constitue l’essentiel de notre vie. Ce comportement qu’on a pas élucidé, ce choix qu’on aurait dû faire, qu’on n’a pas pu faire, cette route qu’il faudra explorer, cette faiblesse qu’on ressent, cette blessure intérieure qui fait mal sous une apparente cicatrice. Les temps disjoints se remboîtent. Le temps lui-même se rétracte dans celui, reconstitué et réinvesti, de la conscience. La vie ne passe plus comme un film accéléré sur lequel on n’a aucune prise. On y glisse des décisions, des actions, des projections. On retrouve un espace de maîtrise, ou de jeu, ce qui revient au même. Et l’activité de penser, si ruineuse parfois, devient antidépresseur. On s’euphorise. On se libère. On se transforme.

Dans ces instants philosophiques, on s’imagine heureux, comme le Sisyphe d’Albert Camus. On aperçoit le bout du tunnel, on trouve le point de passage. On fait la part entre les faux et les vrais désirs, les lubies et les projets, la mauvaise foi ou les alibis et le vouloir véritable. On explore sa capacité à « inventer » de l’existence, ce qui mène parfois à se contredire et à se dédire… On sépare les accidents de la vie de l’importance qu’on leur accorde. Entre le fardeau du destin et les charges d’une infinie liberté, on se conforme à soi avec lucidité, sincérité et confiance.

Sur la plage, posé à demi nu sur sa petite serviette de bain, on se dépasse enfin. On sort de l’abêtissement où notre monde médiatique nous englue chaque jour. On se dégage un moment de sa servitude et de sa complaisance dans le malheur.

Socrate – encore et toujours – compare sa pratique philosophique à l’obstétrique. Dans un mélange d’humour et d’ironie il prétend exercer le même art que sa mère Phénarete, sage-femme de son état. La technique de questionnement auquel il soumet son interlocuteur s’appelle ainsi « maïeutique » (de maia, petite mère) et s’entend comme un art d’enfanter la vérité.

La maïeutique soumet à examen et à discussion les opinions communes, les points de vue courants et dominants. Un nouveau sujet s’enfante au cours du processus. Un sujet libéré, un sujet qui s’éveille à un autre monde.

Dès sa naissance, la philosophie se conçoit en référence à la mère et à l’accouchement, comme une discipline capable de produire de la naissance ou plutôt de la renaissance. Car la naissance en jeu ici, sur la plage, n’est pas une naissance de chair et de nom. On revient à soi, à ce qui fait le plus vrai et le plus intime de soi. Mais on s’ouvre en même temps à une existence à la fois plus vaste et plus ténue que l’existence singulière. Plus vaste parce qu’elle déborde notre vie individuelle, toujours inaboutie et limitée. Plus ténue aussi parce qu’elle a l’imprécision et la volatilité des pensées et des mots qui l’expriment.

La vie à laquelle on accède est une vie qui prend toute la place. Une expérience pure et neuve mais fragile et déchirante, un appel sans fin.
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