La vision globale de la médecine d’Hildegarde de Bingen mêlait herboristerie, alimentation préventive, jeûne, prières et chants sacrés. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui se penchent sur ses écrits : ils pourraient bien répondre aux enjeux de notre époque pour un meilleur équilibre corps-esprit. En effet, ils font écho à nos aspirations pour une médecine plus respectueuse de l’environnement, de l’humain, en résonance avec une vraie dimension spirituelle.
«
Quand Hildegarde n’est pas sur les routes en train de prêcher et de prophétiser, elle est au monastère, où elle se consacre corps et âme à son prochain [...] Elle soigne les malades qui viennent de tout l’empire germanique, leur administre ses propres remèdes », écrit l’essayiste Audrey Fella dans un livre qu’elle lui consacre. Alors qu’elle n’a reçu aucune formation scientifique, l’abbesse va s’atteler à la rédaction d’un ouvrage sur les sciences naturelles et la médecine :
Les causes et les remèdes. Mue par l’impérieux désir de replacer l’homme à sa juste place dans l’ordre de l’univers, elle va chercher à percer les secrets de la nature, qui englobe l’animal, le végétal et le minéral, pour un retour à l’harmonie avec le reste de la création, en accord avec Dieu. Sa médecine s’appuie à la fois sur les produits de la terre, l’alimentation, les plantes, la gemmothérapie et la science du divin, qui comprend la prière, les chants et la recherche de la joie... ce qu’on qualifierait aujourd’hui d’approche holistique.
C’est principalement à deux praticiens allemands, le docteur Gottfried Hertzka (1913-1997) et le naturopathe, docteur en chimie et biochimie Wighard Strehlow, que l’on doit le regain d’intérêt pour l’abbesse ; ensemble, ils ont fondé en 1993 la maison de cure d’Hildegarde, au bord du lac de Constance. Récemment, en 2012, elle reçoit la nomination de docteur de l’Église par le pape Benoît XVI, qui n’a gratifié que quatre femmes à ce titre. Un honneur plus que mérité pour la grande dame, comme en attestent l’actuelle diffusion de son œuvre et la permanence de son culte, preuves de l’intemporalité de sa vision.
Hildegarde de Bingen (1098-1179)
Née en 1098, dixième enfant d’une famille
de petite noblesse rhénane en Allemagne, Hildegarde a des visions dès l’âge de cinq ans. D’une santé fragile, elle est confiée à l’abbesse d’un monastère proche de la maison familiale,
à qui elle succède à l’âge de 38 ans, en 1136.
Date où ses visions s’intensifient, ainsi que
les voix lui ordonnant d’écrire et de divulguer leurs messages. Son premier recueil, le Scivias, est présenté au pape Eugène III qui lui écrit en personne. Nombre de prophéties se révèlent exactes et, sa renommée grandissant, le couvent déménage à côté de la ville de Bingen, qui lui donnera son nom...
Elle y poursuit son œuvre prophétique et multiplie les correspondances avec les plus hautes personnalités de son temps. Nombre de miracles sont associés à l’abbesse, botaniste, médecin, visionnaire, artiste et compositrice émérite.
Le jour de sa mort, le 17 septembre 1179, date qu’elle avait prédite,
le ciel s’illumine de deux arcs-en-ciel, un phénomène qui donne lieu au culte d’Hildegarde de Bingen. Le 28 mai 2012, Benoît XVI la proclame docteur de l’Église, un titre honorifique suprême.
La théorie visionnaire
des humeurs
Dans son traité
Les causes et les remèdes, devenu l’ouvrage emblématique de sa médecine, l’abbesse pointe le rôle des humeurs sur la santé et la maladie. «
Selon Hildegarde, l’homme est un ensemble de parties sèches et humides, chaudes et froides et c’est l’équilibre de ces caractéristiques qui induit la santé », précise la naturopathe Mélanie Schmidt-Ulmann, diplômée de l’Institut Hildegardien. Pour mieux en comprendre le fonctionnement, on peut se référer à l’une de ses visions rapportées par Audrey Fella : «
À l’image des vents du sud, de l’est, de l’ouest, du nord qui régulent les forces cosmiques et régissent le mouvement de l’univers, elles pénètrent l’homme et conditionnent sa santé. » Ainsi, les maladies seraient dues à un désordre des humeurs, ou encore à des inflammations de liquides internes. «
Un principe en cours depuis Hippocrate et les médecins de l’Antiquité, mais aussi dans la médecine chinoise ou ayurvédique », ajoute le journaliste Paul Ferris. Comme les médecins de ces traditions, Hildegarde établissait son diagnostic en déterminant lequel des quatre éléments (froid, chaud, humide et sec) était en faiblesse et cherchait un remède pour équilibrer les différentes forces en présence.
Les plantes, stars
de la pharmacie
Au cœur de la médecine d’Hildegarde de Bingen : les plantes ! «
Au Moyen Âge, l’enseignement des grands médecins grecs, latins, ou égyptiens est oublié », rappelle Paul Ferris.
À ce titre, toutes préparations – baumes, mixtures à base de plantes – pouvaient même s’apparenter à de la sorcellerie, ce qui n’affecte en rien l’abbesse, qui étudie, observe, pratique et surtout écrit. Elle consignera sans relâche ses recettes, ses observations, qui aujourd’hui sont passées dans le savoir populaire. «
Elle découvre les propriétés selon les principes des “signatures” : les plantes rouges soignent les affections sanguines, celles avec des alvéoles, les bronches... », détaille le journaliste. La pratique des tisanes comme remèdes était d’ailleurs répandue à l’époque, à juste titre. «
Les conditions sanitaires de l’époque étaient loin de répondre à nos exigences actuelles et l’eau n’était pas potable, il fallait la faire bouillir », explique Mélanie Schmidt-Ulmann. Pour une pharmacie hildegardienne actuelle, on peut compter une trentaine de plantes « vedettes », dont les vertus ont été validées par la science. Nos experts en ont pointé trois essentielles : «
L’ail devrait avoir bonne place dans tous nos repas. Il stimule le cœur, facilite la circulation, lutte contre l’hypertension », indique Paul Ferris. Pour Hildegarde, il avait « une chaleur positive ».
Considérée il y a peu encore comme une mauvaise herbe, l’ortie était une plante médicinale de tout premier ordre chère à l’abbesse, «
qui la recommandait pour purger l’estomac », rapporte Mélanie Schmidt-Ulmann. Des études ont mis aujourd’hui en évidence sa composition en nombreux minéraux, vitamines et autres substances comme les flavonoïdes, la sérotonine, les tanins, etc., corroborant les indications de la botaniste. Enfin, la bardane fait l’unanimité. Préconisée au Moyen Âge pour les calculs rénaux et les problèmes respiratoires, elle était déjà nommée
Philanthropos (la bienveillante) par les médecins grecs de l’Antiquité. Un titre en lien, sans doute, avec sa forte concentration en inuline et son pouvoir antibiotique, avérés par la science.
Une alimentation joyeuse et équilibrée
L’alimentation fait partie des principes essentiels de prévention santé, pour l’abbesse ; elle doit répondre également à cet équilibre chaud/ froid évoqué dans la théorie des humeurs. Ainsi, il existe des aliments de nature chaude, qu’il faut privilégier. «
Ceux-ci doivent représenter les deux tiers de la consommation, ceux de nature froide, eux, représentent le tiers restant », écrivait l’abbesse. Comment les différencier ? «
Certains dégagent une chaleur importante dans l’organisme, ils le réchauffent et activent la circulation, ce qui apporte un regain d’énergie », répond Mélanie Schmidt-Ulmann. Il s’agit des fameux aliments de « la joie », emblématiques des principes hildegardiens, dont l’avoine, les pois chiches, le fenouil, les châtaignes... et le plus connu : l’épeautre, l’aliment vedette de l’abbesse. «
L’épeautre était une céréale, considérée comme pure, qui respecte la nature, se cuisinant comme le riz, peu exigeante en eau et dans laquelle il y a peu de gluten », développe Paul Ferris. Hildegarde l’utilisait aussi en externe pour faire des cataplasmes avec ses plantes médicinales, en le mélangeant à la menthe, la sauge... Au registre des aliments de nature froide, qui refroidissent l’organisme et le sang, on trouve les haricots verts, les courges, les panais, les épinards...
Si le principe chaud/froid peut nous paraître en apparence quelque peu rétro, il n’en est rien, au contraire ! «
On a pu établir que la plupart des aliments de “la joie” qu’elle conseillait sont des basifiants de l’organisme », révèle la naturopathe. C’est l’une des raisons, sans doute, du regain de notoriété de l’abbesse, comme le pointe Mélanie Schmidt-Ulmann : «
D’autant plus à notre époque où notre alimentation moderne est majoritairement acide, riche en viande, en sel et produits raffinés, entraînant de nombreux troubles et pathologies. » Au registre également des principes en vogue aujourd’hui, chers à Hildegarde, on retrouve le jeûne, recommandé de nos jours par les naturopathes : «
Il s’agit d’une version “douce” qui se rapproche d’une monodiète, épeautre et légumes principalement. »
L’épeautre : l’aliment vedette d’Hildegarde
L’épeautre non hybridé est l’aliment de base
de l’alimentation hildegardienne. Cette variété de blé, très ancienne, cultivée au Moyen Âge, était tombée en désuétude pour cause de rendement... Selon l’abbesse, elle donne du courage et met de la joie au cœur ; grasse et nourrissante, elle est plus agréable que toutes les autres... Elle bâtit une bonne chair et un bon sang et rend l’homme serein et joyeux. Du point de vue nutritif, on a pu établir aujourd’hui
qu’il contient du thiocyanate, qui stimule
le système immunitaire, de l’albumine,
des hydrates de carbone, des minéraux essentiels et des vitamines.
La nature et la lune :
facteurs de bonne santé
«
Il est important pour Hildegarde que les hommes vivent en accord avec la nature. La santé implique de se nourrir en fonction des saisons, de se soigner avec des plantes cueillies au bon moment... », évoque Mélanie Schmidt-Ulmann.
Hildegarde de Bingen accordait une place importante à la lune et à son influence sur les plantes, les hommes et les animaux... «
Au Moyen Âge, il n’y avait pas de différence entre astrologie et astronomie, les éléments célestes avaient forcément une emprise sur la terre », ajoute le journaliste Paul Ferris. Toutefois, si l’effet des constellations reste supposé, celui de la lune est bien réel. Nombre des observations de l’abbesse, notamment en ce qui concerne les accointances entre l’astre et la santé, rencontrent aujourd’hui un véritable assentiment. Hildegarde remarque que lorsque la lune est décroissante, les règles sont moins douloureuses. Lorsqu’elle est croissante, il y a une augmentation de la fertilité, tant pour les hommes que pour les femmes. «
L’abbesse donnait des remèdes en fonction du cycle lunaire : tel remède était à prendre en lune croissante, l’autre en lune décroissante », selon Mélanie Schmidt-Ulmann.
Certains principes hildegardiens ne sont pas si simples à appliquer. D’autres, en revanche, rencontrent un nouvel engouement, comme jardiner avec la lune. On retrouve des similitudes, d’ailleurs, en agriculture biodynamique. «
Pour rester en bonne santé, il faut manger des fruits sains plantés au bon moment, et se soigner avec des plantes médicinales cueillies quand elles sont gorgées de principes actifs », d’après Paul Ferris, qui nous livre quelques clés de l’abbesse. En lune décroissante, quand la lumière de la lune faiblit, il est recommandé de planter les légumes (bulbes, tubercules, pois, haricots et tous ceux qui montent en graine), de récolter les fruits que l’on veut conserver pour en faire des confitures (cerises, groseilles, fraises...), tout comme les plantes médicinales dépuratives (bardane, pissenlit...). En lune croissante, les plantes poussent plus vite et sont plus résistantes. C’est le bon moment pour semer les plantes potagères à fruits (melons, concombres, tomates...), les arbres fruitiers et les arbustes (la vigne), ramasser les légumes et les fruits à pépins, cueillir les fleurs pour les mettre en vase.
La prière et les chants, médecines de l’âme
«
La médecine de la joie, emblématique d’Hildegarde, provient en majorité de la prière, et la béa- titude est celle du divin », rappelle Paul Ferry. La grande dame est abbesse et elle envisage la santé sur le plan du corps... et celui de l’âme. L’un et l’autre sont interdépendants. Ainsi, à son engagement religieux s’adjoint celui du soin, et sa notoriété va dépasser les frontières. «
De partout les pèlerins affluent vers le monastère de Bingen, pour écouter ses prêches et être guéris, les miracles se multiplient », rapporte Paul Ferris. Bénédictions, prières, imposition des mains... s’ajoutent à sa panoplie de femme médecine au même titre que l’alimentation et les plantes. Mais pas seulement... Au registre des médecines d’avant-garde à haute teneur spirituelle que prodiguait l’abbesse, faisant écho à nos aspirations contemporaines, on peut également mettre en avant les chants d’Hildegarde, dont les vertus sont avérées aujourd’hui. «
Tous les musicologues s’accordent à dire que la religieuse bénédictine mystique possédait les plus hautes connaissances de l’époque en matière de compositions musicales », affirme Catherine Braslavsky, musicienne, interprète des chants d’Hildegarde, qui a composé d’innombrables hymnes, cantiques, alléluias et autres chants religieux. Une œuvre d’autant plus remarquable à une époque où les femmes n’étaient pas autorisées à composer. Pour Hildegarde, la musique nous mettait en contact avec les énergies supérieures. Ses chants ont cette particularité exceptionnelle de permettre un retour à l’état primordial, un souvenir du paradis perdu.
Les spécialistes sont unanimes à ce sujet : ses chants couvrent la totalité du spectre, ce qui est très rare. «
Ils provoquent une transe particulière, que l’on peut contacter à la fois en les chantant et à leur écoute », ajoute Catherine Braslavsky. Les moniales qui entonnaient ses compositions à différents moments de la journée bénéficiaient sans doute d’une réharmonisation bénéfique pour la santé. Si cet aspect d’Hildegarde est plus confidentiel, il fait preuve pourtant d’une étonnante modernité, au regard de l’expansion que connaît aujourd’hui la médecine des sons, des mantras et des chants de guérison, transmis par les
curanderas et les chamanes du monde entier.