John
Dee,
l’espion
des
anges

Espion élisabéthain qui donna son matricule à 007, alchimiste et mathématicien hors pair, John Dee fut aussi l’un des premiers à créer un langage « des anges ». Supercherie ou vraie mission ? Portrait d’un personnage fascinant.
John Dee, l’espion des anges
Inspirations
L’histoire de l’ésotérisme occidental ne saurait être complète sans la figure énigmatique de John Dee. L’œuvre de ce philosophe, mathématicien, astronome, géographe, mais aussi alchimiste et probablement magicien, incarne l’intersection entre la recherche scientifique et l’exploration des mystères de l’au-delà. Né en 1527 dans une Angleterre en pleine mutation, John Dee évolue à une époque de grande effervescence intellectuelle : la Renaissance, marquée par la redécouverte des savoirs antiques, est un véritable âge d’or pour les sciences, l’astronomie et la philosophie. Pourtant, tout au long de cette période, les frontières entre science et mysticisme demeurent floues. Les mathématiques, l’astronomie et l’alchimie, disciplines en plein essor, sont étroitement liées à des pratiques ésotériques telles que la magie, l’astrologie ou la divination, qui suscitent la méfiance, notamment de la part du clergé. Ainsi, les découvertes scientifiques peuvent être soutenues par les hautes sphères du pouvoir, mais aussi basculer rapidement dans le domaine d’un occultisme suspect, parfois passible des pires sanctions, y compris la peine de mort. John Dee, par son parcours, incarne cette dualité complexe entre science et mysticisme. Si certains le considèrent comme l’un des plus grands scientifiques de son époque, d’autres voient en lui un magicien occulte, qui aurait payé cher ses explorations imprudentes.


Un passionné d’enseignement


John Dee est repéré très tôt comme un élève surdoué et entre au prestigieux St John’s College de Cambridge qu’il intégrera ensuite comme professeur. À l’âge de 20 ans, il est déjà demandé un peu partout en Europe, notamment à Paris, pour enseigner. « Ses cours d’algèbre sont des événements se tenant dans de grandes universités européennes bondées, peut-être en raison de la ligne de démarcation ténue entre les mathématiques et l’interprétation occulte des nombres », explique l’historien John Matthews. Le partage et la démocratisation de l’enseignement sont pour lui des valeurs essentielles qu’il tente de partager en instaurant une bibliothèque ouverte à tous. Le projet étant refusé par la reine Marie Ire, John Dee crée sa propre bibliothèque et accueille le public à son domicile. Il devient brièvement assistant d’inquisiteur, et rassemble ainsi de nombreux manuscrits précieux, confisqués aux « impies » : « La bibliothèque de Dee rassemblera pas loin de 4 000 ouvrages, dont certains d’une extrême rareté », explique l’historienne Élisabeth de Caligny(1).

John Dee est également connu pour ses expériences mécaniques et ses créations d’automates dans le but de démontrer la capacité humaine à imiter la nature et à perfectionner les lois de l’Univers. Dee est ainsi fasciné par l’idée d’incorporer la mécanique dans les sciences occultes, combinant la logique de la science et l’esthétique de la magie, une vraie quête d’innovation. Il va jusqu’à créer « un mécanisme qui pourrait faire figure de tout premier ensemble d’effets spéciaux servant une mise en scène de la pièce d’Aristophane, La paix. Pour une scène où l’un des personnages doit s’envoler vers le ciel sur le dos d’un scarabée, il fabrique un modèle grandeur nature qui vole réellement, probablement au moyen de poulies et de treuils. Le public est dans un tel état de choc et, à certains moments, si terrifié que Dee est accusé de sorcellerie. Allégation qui le poursuivra jusqu’à la fin de ses jours », raconte John Matthews. Bien que peu de ses automates aient survécu, les écrits et les témoignages de l’époque font état de la fascination qu’ils ont suscitée. L’art mécanique étant jugé diabolique par l’Église d’Angleterre, sauf en ce qui concerne l’armée, John Dee attire à lui la méfiance assez rapidement.


Des contributions scientifiques importantes


En tant qu’astronome, mathématicien et géographe, John Dee apporte des contributions significatives au développement de la science moderne. Par exemple, il est l’un des premiers à promouvoir les travaux de Copernic, reconnaissant l’importance du modèle héliocentrique de l’Univers, bien avant que celui-ci ne soit largement accepté par la communauté scientifique. Lors de ses multiples voyages en Europe, entre les années 1540 et 1550, John Dee fait la connaissance du célèbre cartographe Gérard Mercator, fondateur de la géographie moderne, à Louvain. Ainsi, il est l’un des précurseurs de l’élaboration des cartes maritimes modernes détaillées et crée des instruments de navigation pour les explorations maritimes anglaises, ce qui soutient les projets d’expansion coloniale en Amérique.

En 1570, John Dee publie la première traduction anglaise des Éléments d’Euclide, à laquelle il ajoute une préface mathématique. Cette œuvre, destinée à un large public, devient très influente et est fréquemment imprimée. Il refuse plusieurs chaires de mathématiques, notamment à Paris et Oxford, car « notre jeune homme est ambitieux. En fait ce qu’il espère, c’est une charge officielle à la cour. Cela ne se fera pas immédiatement. Marie Tudor va accéder au trône avant Elisabeth, et plutôt que de lui offrir la gloire, la nouvelle souveraine lui fera essuyer un sévère revers de fortune », raconte l’historienne Élisabeth de Caligny. En effet, la reine Marie Tudor va rétablir les lois qui permettent de poursuivre les hérétiques.

L’intérêt particulier de Dee pour l’astronomie réside aussi dans ses observations des étoiles et des planètes. Il possède l’un des plus grands télescopes de son époque et introduit une approche symbolique de l’astronomie, perçant le voile de l’Univers pour tenter de découvrir des vérités spirituelles sous-jacentes. « Ce qui va le perdre, c’est sa fâcheuse tendance à enrober ses lectures astrologiques de mystères », précise Élisabeth de Caligny. Il se retrouve ainsi accusé d’avoir tenté d’ensorceler la reine, ce qui lui vaut d’être emprisonné en 1555. Après examen religieux, grâce à son habileté d’orateur, il est libéré de justesse.


Espion d’Elisabeth Ire


John Dee a aussi mené de nombreuses expériences alchimiques, cherchant à transformer la matière de manière spirituelle et à atteindre l’immortalité par l’élixir philosophique. Ses recherches en alchimie sont alimentées par les nombreux ouvrages auxquels il a accès.

En 1558, Marie Tudor décède. John Dee voit sa relation avec la cour évoluer radicalement avec l’arrivée d’Elisabeth Ire pour qui l’ésotérisme n’est pas uniquement un domaine de curiosité personnelle, mais aussi un outil de pouvoir. John Dee joue un rôle de conseiller astrologue et alchimiste, notamment en utilisant ses compétences pour prévoir des événements politiques majeurs, comme les succès militaires d’Élisabeth contre l’Espagne. C’est à la cour qu’il rencontre Sir Thomas Gresham, le responsable des services secrets de la Reine. « Dee fréquentait beaucoup de monde. Et comme tant d’autres, il finira par figurer dans les fichiers de Gresham. Et comme ceux qui étaient répertoriés pour avoir “des oreilles et des yeux”, il était enregistré sous un matricule... et celui qui lui sera attribué est le 007 », dévoile Élisabeth de Caligny. John Dee signe ses missives à la Reine avec ces chiffres, le 7 étant hautement symbolique pour les alchimistes. D’après l’historienne, Ian Fleming, le créateur de James Bond, s’en serait inspiré pour son personnage. Cependant, malgré son rôle au sein de la cour et son influence auprès de la Reine, Dee est quand même suspecté de pratiques occultes, certains voyant en lui un « sorcier de cour ». La frontière entre son statut de scientifique respecté et celui de magicien en quête de vérités secrètes reste souvent floue, et cela contribue à sa mystification.


La magie énochienne


John Dee, profondément chrétien, souhaite que son travail serve l’humanité et contribue à l’émergence d’une forme de religion unifiée, inspirée des traditions anciennes. Pour ce faire, il s’appuie sur ses vastes connaissances scientifiques et ésotériques. Au cœur de sa quête se trouve son désir de communiquer avec les anges. Ne parvenant pas à entrer en contact avec l’au-delà par lui-même, il se lance à la recherche d’un médium. En 1582, il rencontre l’alchimiste Edward Kelley, qui prétend être voyant, et ensemble, ils reçoivent ce que Dee considère comme des révélations divines lors de séances spirituelles. Ces communications aboutissent à la création du langage énochien, un système de communication angélique que Dee croit capable de relier l’humanité au divin. Le langage, souvent décrit comme complexe et mystérieux, ainsi que les talismans, sceaux et tables magiques qui l’accompagnent sont censés permettre de pratiquer la magie angélique. Aujourd’hui, certains estiment que cette transmission est une invention, en particulier de Kelley, un escroc notoire. Malgré tout, « les deux hommes ont révélé un système magique complexe dont la plupart des mystères n’ont d’ailleurs toujours pas été élucidés à ce jour », fait remarquer Élisabeth de Caligny, dont une carte magique du monde qui lèverait le voile sur les différents niveaux d’existence ne faisant pas partie du monde divin... Au cours d’une séance, les anges auraient même déclaré régner sur les humains. « Ces supposés anges qui se comparent à des dieux, c’est surprenant. Un tel discours ne dénoterait-il pas un certain manque d’humilité ? À ma connaissance, les anges ne se sont jamais comparés à des dieux. J’aurais des doutes sur la nature angélique de ces anges qui se seraient adressés à Kelley et Dee », évoque Élisabeth de Caligny. Esprits d’une autre engeance ?

John Dee, par sonparcours, incarne cette dualité complexe entre science et mysticisme


Une fin tragique


Bientôt, John Dee n’a plus le vent en poupe. À la suite d’un long périple en Pologne où Kelley perd la vie après avoir échoué à démontrer ses talents d’alchimiste à l’empereur Rodolphe II de Habsbourg, John Dee rentre chez lui à Mortlake, en Angleterre. La Reine le délaisse et ses biens ont été saccagés, sa bibliothèque dispersée. En 1603, la Reine meurt, et le roi James qui lui succède ne veut rien savoir du surnaturel. « À cette époque, Dee vit dans une quasi-misère, obligé de vendre ses livres auxquels il tient tant pour ne pas mourir de faim – situation qu’il a dû ressentir comme particulièrement pénible », écrit l’historien John Matthews. John Dee meurt entre 1608 et 1609, à un âge malgré tout rare pour l’époque – sa sépulture n’a jamais été retrouvée. Son œuvre ne nous est sans doute pas parvenue dans son entièreté. Beaucoup de ses manuscrits ont été perdus, même si une grande partie a miraculeusement été conservée dans un coffre, heureusement sauvé par une famille d’érudits. La pensée de Dee sur l’unicité avec le divin est assez révolutionnaire pour l’époque et largement enrichie par sa passion pour le surnaturel et les sciences. Dans sa lettre de février 1563, John Dee soutient que l’homme, bien que créé à partir de la poussière, possède une essence divine et doit régénérer cette essence par l’intellect, afin de comprendre et d’influencer la matière : « Une compréhension des processus naturels, visibles ou non, rendrait l’être humain capable d’influer sur les processus à travers les forces vertueuses de sa volonté, de son intelligence et de sa sagesse », écrit-il. Une réconciliation entre science et spiritualité, aspiration encore partagée par de nombreux passionnés aujourd’hui.

La monas hieroglyphica
John Dee rédige en 1564, pendant une transe qui aurait duré une dizaine de jours, la Monas Hieroglyphica. Ce commentaire cherche à expliquer l’Univers s’appuyant sur un glyphe créé à partir de figures géométriques simples comme le point, le cercle, la croix, et de symboles représentant un élément cosmologique ou astrologique, comme la Lune, le Soleil ou Mercure. Cette « monade hiéroglyphique » intègre des concepts alchimiques, astrologiques et théosophiques, et sert de clé mystique pour comprendre la divinité et les forces cosmiques. Elle symbolise aussi la quête de pouvoir spirituel et divin, l’unité mystique de toute création, et aurait été utilisée dans la Kabbale chrétienne.


(1) John Dee et les mystères de la magie énochienne, Élisabeth de Caligny, YouTube.

À
propos

auteur

  • Mélanie Chereau

    Journaliste et rédactrice en chef adjointe d'Inexploré magazine
    Melanie Chereau est journaliste et auteur de plusieurs ouvrages. Ses thèmes de prédilection sont la spiritualité, la naturopathie et les médecines douces. Elle pratique le bouddhisme depuis plus de 17 ans, est formée en Reiki et en aromathérapie. ...
flower

À
retrouver
dans

Inexploré n°66

Inconscient

dernière parution

Dans un monde divisé et avec une conscience individuelle fractionnée, comment trouver l’unité en soi ? Tel un processus alchimique, mettre de la lumière sur l’ombre et ouvrir les yeux sur les archétypes et dynamiques de notre psyché serait une clé de transformation profonde, bénéfique tant au niveau personnel que collectif. Entre science, spiritualité et introspection, Inexploré célèbre le 150e anniversaire de la naissance de Carl Gustav Jung et consacre son dossier de printemps aux multiples facettes de l’inconscient. De Freud à la psychanalyse contemporaine, en passant par les mécanismes cognitifs et symboliques qui façonnent notre inconscient, nous vous invitons à plonger au cœur de cette dimension mystérieuse qui structure notre rapport au monde. Belle découverte de ce nouveau numéro !

flower

Les
livres
à
lire

Voir tous les livres

Les
articles
similaires

  • Abondance : vers une nourriture spirituelle ?
    Art de vivre

    L’abondance, cet état de profusion qui nourrit au-delà des besoins réels, est devenue une condition du bonheur à l’occidentale. Un concept galvaudé dont se sont emparés certains pourvoyeurs de développement personnel. Mais en cette époque pétrie d’incertitudes, faut-il encore miser ...

    20 juin 2024

    Abondance : vers une nourriture spirituelle ?

    Lire l'article
  • Guerre planétaire, le présent à l’épreuve du passé
    Art de vivre

    La guerre ne cesse pas réellement le jour de son armistice. Ses conséquences se répercutent sur la vie des hommes durant des décennies. Des déséquilibres qui s’infiltrent subrepticement dans la manière de saisir le monde, affectant même notre système immunitaire, à ...

    21 décembre 2023

    Guerre planétaire, le présent à l’épreuve du passé

    Lire l'article
  • Petites symboliques du diable
    Savoirs ancestraux

    Ange déchu mais porteur de lumière, démon mais génie de la tentation, le diable revêt mille costumes pour autant de péchés... Que peut bien signifier aujourd’hui l’image du mal personnifié ?

    6 octobre 2021

    Petites symboliques du diable

    Lire l'article
  • J’ai rencontré mes guides lors d’un accident
    Au-delà

    Accident, coma, arrêt cardiaque… À l’instant où ils frôlaient la mort, des milliers de femmes et d’hommes ont rencontré des « anges ». Qui sont ces êtres spirituels décrits dans de nombreux récits ? Nous épaulent-ils au quotidien ? Dans cet article, la ...

    20 juin 2024

    J’ai rencontré mes guides lors d’un accident

    Lire l'article
  • Fontainebleau : la légende du chasseur noir
    Lieux mystérieux

    Le Grand Veneur est un fantôme sur sa monture, un cavalier noir qui surgit hors de la nuit. Il serait apparu à plusieurs reprises dans la forêt de Fontainebleau, notamment au roi Henri IV.

    2 octobre 2018

    Fontainebleau : la légende du chasseur noir

    Lire l'article
  • Le renouveau cathare
    Savoirs ancestraux

    Secte mystérieuse dont peu d’éléments nous sont parvenus, les hérétiques cathares auraient défendu une spiritualité qui résonne avec des préoccupations d’aujourd’hui.

    31 mai 2022

    Le renouveau cathare

    Lire l'article
  • George Sand - Au pays des merveilles
    Inspirations

    De George Sand, on connaît surtout l’œuvre foisonnante, les amours chaotiques, le cercle intellectuel brillant et le féminisme avant-gardiste, mais nettement moins l’art du fantastique. De fées frivoles en cristal magique, rencontre avec la dame de Nohant métaphysique.

    3 mai 2023

    George Sand - Au pays des merveilles

    Lire l'article
  • Les hiéroglyphes magiques de Napoléon
    Savoirs ancestraux

    Napoléon aurait rapporté de ses campagnes d’Égypte une méthode pour prédire l’avenir. Un petit livre-oracle est parvenu jusqu’à nous, décrivant cette technique.

    31 mai 2022

    Les hiéroglyphes magiques de Napoléon

    Lire l'article
Voir tous les articles

Écoutez
nos podcasts

Écoutez les dossiers audio d’Inexploré mag. et prolongez nos enquêtes avec des entretiens audio.

Écoutez
background image background image
L’INREES utilise des cookies nécessaires au bon fonctionnement technique du site internet. Ces cookies sont indispensables pour permettre la connexion à votre compte, optimiser votre navigation et sécuriser les processus de commande. L’INREES n’utilise pas de cookies paramétrables. En cliquant sur ‘accepter’ vous acceptez ces cookies strictement nécessaires à une expérience de navigation sur notre site. [En savoir plus] [Accepter] [Refuser]