Pour essayer de dire ce qu’est l’éveil, il faut
commencer par dire ce qu’il n’est pas. L’éveil
n’est pas un intérêt nouveau pour les questions
spirituelles, bien que cet intérêt puisse être un
premier pas sur la voie. L’éveil n’est pas la cessation
des souffrances, la guérison de toutes les maladies ou
encore l’acquisition de pouvoirs surnaturels. L’éveil
n’est pas non plus un état d’extase permanent qui
« déconnecte » de la réalité matérielle. Selon les
définitions les plus couramment employées, l’éveil
est la dissolution du je, du moi, de l’ego, de la personnalité,
et, finalement, la disparition de la personne
elle-même. Il n’y a plus personne, et donc,
« personne ne s’éveille », entend-on souvent dans
la bouche des authentiques enseignants spirituels.
Pour le commun des mortels qui est pleinement
identifié à la fois à son corps et à sa personne, ce
genre d’affirmation plonge d’emblée dans la perplexité,
et c’est bien le but car il s’agit précisément
de se
« désidentifier » de ce que nous croyons être.
La notion essentielle à saisir est alors que ce qui
disparaît révèle ce qui était déjà là, notre nature
profonde et véritable, et qui se trouvait simplement
masqué, voilé par ces couches de croyance.
« Tu es cela »
Cette nature véritable qui est la nôtre, quelle est-elle ?
La réponse est à la fois simple et vertigineuse : elle est
l’absolu, elle est l’un, elle est tout ce qui est, ou encore
la conscience de
« je suis ». L’hindouisme enseigne
ainsi (dans les Upanishad du Vedânta) que
« atman
est brahman », c’est-à-dire que la conscience individuelle,
âme, soi ou atman en sanscrit, est identique
à l’absolu, l’unique, dieu impersonnel ou brahman.
Toute distinction ou séparation est illusoire.
« Tu
es cela », affirme par exemple la Chandogya Upanishad.
L’absolu lui-même est inconcevable car il est,
par définition, au-delà des mots et des concepts. Par
conséquent, le langage réduit, enferme et déforme
ce message d’identité ; c’est pourquoi il a donné
lieu à d’innombrables débats et commentaires qui
ont abouti à autant d’écoles et de courants au sein
même de l’hindouisme puis dans le bouddhisme
qui en est issu, et aussi dans le taoïsme chinois. La
quête de l’éveil est donc une quête métaphysique,
une recherche de sa véritable nature par-delà les
apparences. Mais on se heurte immédiatement à
moult paradoxes, que n’ont pas manqué d’exploiter
certaines écoles comme le bouddhisme zen et ses
fameux
« koans », qui visent à déstabiliser le chercheur
par des impasses logiques. L’un de ces paradoxes
est que la recherche elle-même est un piège,
car elle présuppose que son objet est
« ailleurs », alors
qu’il est déjà là, de toute éternité.
« Vous êtes ce que
vous cherchez »,
enseignait
Nisargadatta Maharaj.
« Vous êtes ce que
vous cherchez », enseignait Nisargadatta Maharaj, l’un
des
« éveillés » du XXe siècle, ou encore :
« Ce que
tu cherches est si proche de toi qu’il n’y a pas de place
pour une voie. » Ces enseignements viennent
du courant de l’Advaïta Vedânta, la voie
la plus radicale d’enseignements de la
non-dualité, celle qui supprime la
distinction entre l’objet et le sujet.
Il n’y a donc
« rien à chercher »,
disent les enseignants de cette
voie, tels Ramana Maharshi, autre
grande figure contemporaine de ce
courant. Suffit-il alors de
« réaliser »
notre vraie nature ? Pas davantage,
répondront certains, car cela est déjà
« réel ». Il faut seulement reconnaître et
accepter car, dans le taoïsme en particulier où
il est question de non-agir (Wu Wei), on ne trouve
l’éveil que lorsqu’on abandonne la recherche.
Au-delà du sujet et de l’objet
« L’éveil est un saut au-delà de la dualité sujet/objet »,
écrit José Le Roy dans son livre Le saut dans le vide,
qui met en parallèle différents écrits sur l’éveil en
provenance de nombreuses traditions, aussi bien de
l’Orient que de l’Occident, où l’on parle plutôt d’expérience
mystique.
« Nous croyons, en effet, être un sujet
percevant des objets à distance (…). Mais ce mode de
relation est illusoire et mental. En réalité, il n’y a aucun
sujet percevant des objets. La prise de conscience de cette
illusion est l’éveil. » Que reste-t-il alors ?
« La totalité
du réel se donne dans une présence-absence sans dualité.
Personne ne voit des objets ; il y a vision. » Il est intéressant
de noter que ce type de constat ne provient pas
seulement de plusieurs traditions spirituelles, mais
qu’on le retrouve également dans des réflexions très
contemporaines issues de la philosophie de l’esprit
et même des neurosciences. Ainsi le neurobiologiste
Francisco Varela parlait d’
« énaction » pour décrire
la coémergence du monde et de notre
« point de
vue situé » sur le monde.
En effet, la conscience
de
« ce que nous voyons » émerge simultanément
à celle de
« ce que cela fait de
voir ». Au bout du compte, il s’agit
d’une seule et même conscience et
la triade
« observateur – observation
– observé » ne fait qu’un, comme
l’enseigne l’advaïta. C’est le langage
qui introduit de la
« séquentialité »
dans cette expérience, car dire
« je –
vois – une table – devant moi » crée
une séparation et une durée qui sont illusoires.
En réalité il n’y a pas de discontinuité
entre le voyant et ce qui est vu ou, comme le
disait le philosophe Maurice Merleau-Ponty,
« entre la
chair du corps et la chair du monde ». C’est ce type de
prise de conscience qui a amené un mystique comme
l’Anglais Douglas Harding à enseigner une méthode
d’éveil appelée
« vision sans tête » : ce que je vois du
monde depuis mon point de vue situé comprend
mon propre corps et, au-dessus des épaules, non pas
une tête mais un espace qui accueille l’univers entier ;
et tout cela ne fait qu’un.
« Réaliser » ce qui est déjà là
On peut trouver ces considérations trop philosophiques
ou intellectuelles mais elles incitent au
contraire à revenir à
« l’expérience pure », selon la formule du philosophe Michel Bitbol, expérience
simple et directe qui n’est pas une abstraction mais
le fruit d’une déconstruction de l’acte de percevoir
et d’une suspension du jugement.
« La plus grande
difficulté dans l’éveil réside dans sa simplicité, ce qui
rend complexe le fait d’en parler sans en dénaturer la
pureté », écrit l’enseignant Alain Chevillon. C’est
bel et bien le mental qui rend complexe ce qui relève
en effet d’un vécu
« pur et simple ». Et puisque
l’éveil est
« une disparition, une dissolution
du je individuel qui est limité dans le
temps et l’espace », poursuit Alain Chevillon,
la phrase
« je suis éveillé » est
une contradiction logique. Attention
donc aux faux gourous qui
prétendent avoir atteint l’éveil, car
certains sont aussi très forts pour
employer un langage qui… fait illusion
parce que le
« je » en est exclu.
Une autre question importante est de
savoir si l’éveil est le fruit d’un processus.
Il faut en fait distinguer l’éveil qu’on dira permanent
et ce qui constitue des
« expériences d’éveil ».
Les expériences d’éveil sont ces moments où la prise
de conscience de l’illusion est authentique mais
fugace et sporadique. On parle dans les traditions
orientales de samadhi (hindouisme et bouddhisme)
ou de satori (bouddhisme zen) pour désigner un éveil
transitoire ou permanent, selon les écoles. La plupart
des enseignants spirituels expliquent que l’état d’éveil
permanent, qu’on appellera aussi
« réalisation » ou
« illumination », est extrêmement rare. Et dans la
majorité des cas, l’éveil est, en effet, présenté comme
le résultat d’un long travail d’introspection (méditation
ou yoga) et d’étude, même si les voies plus radicales
de l’Advaïta Vedânta ou du Dzogchen dans le
bouddhisme enseignent qu’il existe des
« raccourcis ».
« Faire un avec le cosmos »
Qu’il s’agisse d’épiphanie dans un contexte plutôt
chrétien ou d’expérience paroxystique en psychologie
transpersonnelle, le fait est que l’éveil est aussi une
notion entièrement laïque. Il est très significatif que
le philosophe américain Sam Harris y ait consacré
son dernier ouvrage, lui qui avait pourfendu les religions
et les croyances dans le précédent. Spécialiste
des neurosciences, Sam Harris a ainsi intitulé son livre
S’éveiller.
« Il est tout à fait possible de perdre le sens
d’être un moi séparé et de faire l’expérience d’une sorte
de conscience ouverte et illimitée ; de se sentir, en d’autres
termes, faire un avec le cosmos », écrit-il. Les neurosciences
ont montré que les aires cérébrales impliquées
dans le sens d’être soi et d’avoir une position dans
l’espace étaient inactivées dans la méditation profonde, ce qui est cohérent avec l’expérience décrite.
La triade
« observateur
– observation –
observé »
ne fait qu’un.
Il s’agit
dans tous les cas de rechercher la source, de retourner
l’attention vers soi-même pour trouver
« ce qui
regarde en nous ».
« Qui pose la question ? », répondait
quasi invariablement Ramana Maharshi à toute
question qu’on lui adressait, obligeant l’interlocuteur à
ce retournement constant de l’attention. Enfin, même
si le contexte oriental y fait moins de place, l’éveil est
également associé en Occident à l’amour, puisqu’il
s’agit de
« tomber amoureux de ce qui est »,
comme y invite l’enseignant britannique
Jeff Foster. Si, en effet, nous ne sommes
pas (seulement) nos corps et nos pensées,
nous sommes aussi cela, qu’il ne
s’agit aucunement de mépriser. S’il
s’agit donc, au départ, d’engager un
processus de désidentification du moi
et du corps, l’éveil véritable consistera
à boucler la boucle en réintégrant ces
éléments incarnés de notre identité dans
la totalité de notre être. Et l’on est, ici, de
nouveau confronté à un paradoxe, celui de
devoir aimer le monde, tel qu’il est, pour pouvoir le
changer.
« Arrêtez d’attendre que le monde vous rende
heureux, écrit Jeff Foster. Arrêtez de faire que votre joie
intérieure dépende des choses extérieures – des objets, des
gens, des circonstances, des expériences, des événements
– qui sont en dehors de votre contrôle direct maintenant.
» Puisqu’il lève le voile de l’illusion, l’éveil est
aussi
« apocalyptique » (une révélation), comme le
souligne très justement Marie-France de Palacio dans
un livre fort.
S’éveiller est donc à la fois simple et
compliqué, parce que cela relève d’un lâcher-prise que
nous n’avons pas appris à effectuer dans un monde
où il faut au contraire être
« en contrôle » permanent,
et qu’il procède d’une forme de grâce que l’on ne
maîtrise pas davantage. Mais quand le
« je » disparaît
et que le
« je suis » se révèle, un autre mode d’être au-
monde se fait jour, qui consiste à être-le-monde,
ni plus ni moins.