Depuis cinquante ans, Claude Lelouch esquisse le portrait d’une humanité en équilibre instable sur le fil invisible qui la guide. Pour Inexploré, le cinéaste de renommée internationale revient sur sa démarche, sa rencontre avec Amma, la magie du hasard et le sel de la vie.
Une journée grise d’octobre, le cadre impersonnel du Parc des expositions de Cergy-Pontoise, en région parisienne. Familles avec enfants, vieilles dames distinguées, groupes d’amis aux allures de hippies : venues parfois de loin, des milliers de personnes attendent qu’Amma les prenne dans ses bras. Des heures durant, la sage Indienne serre des gens sur son cœur, sans jamais se départir de
sa présence ni de son sourire. En l’espace de quarante ans, sur les cinq continents, elle en a étreint plus de 35 millions. Parmi eux, ce soir-là : le cinéaste Claude Lelouch et la comédienne Elsa Zylberstein. Sur scène, à la demande des organisateurs, ils lui remettent une couronne de fleurs ; dans un éclat de rire complice, elle leur jette à son tour des pétales de rose puis les prend dans ses bras. Ces trois-là se connaissent déjà… « Amma est peut-être la personne qui m’a le plus épaté dans la vie, dit le réalisateur. Elle m’a regardé comme jamais une femme ne m’avait regardé !
La rencontrer m’a donné plus de plaisir que ma Palme d’or et mes Oscars. » Quelques semaines plus tard, dans le cadre confortable de son bureau parisien, Claude Lelouch revient sur la genèse du film dans lequel Amma incarne son propre rôle. De sa découverte de l’Inde, de son regard sur la vie, de son rapport à la mort, il parle l’œil pétillant, curieux, spontané et franc. Ça tourne.
Comment est né “Un + une” ?
Les phénomènes de la création sont difficiles à expliquer. Je suis un grand curieux. Tout m’intéresse, tout me passionne. Mon magasin est ouvert nuit et jour ! Les histoires que je raconte sont celles que je croise à longueur de journée. L’observation m’a toujours beaucoup renseigné. Un + une est parti d’un coup de fil de Jean Dujardin et d’Elsa Zylberstein. «
Nous nous sommes rencontrés dans un avion entre Paris et Los Angeles, m’ont-ils expliqué.
Nous avons parlé de toi, et nous nous sommes dit que ce serait formidable de faire un film ensemble. On aimerait tourner un road-movie, partir en voyage, physiquement et dans nos têtes. » Cette déclaration m’a touché : c’est agréable d’être choisi ! J’ai commencé à travailler. Très vite, je me suis aperçu que cinquante ans après Un homme et une femme, il était intéressant de revisiter une histoire d’amour. Un couple, c’est complexe. En un demi-siècle, les relations ont changé, les femmes se sont émancipées, les hommes en ont peur, une méfiance s’est installée, tout le monde est perdu. J’ai décidé d’en faire une comédie : l’amour est une chose trop sérieuse pour en parler sérieusement ! J’ai d’abord pensé tourner au Brésil ou en Russie, mais l’Inde s’est imposée à moi.
Pour quelles raisons ?
C’est le pays où le rationnel et l’irrationnel se mélangent le mieux.
Chez nous, la mort fait peur. Là-bas, on estime qu’elle n’est pas une fin, que chaque vie prépare à la suivante, que chaque seconde est le brouillon de celle d’après. Tout le monde me disait que l’Inde était un pays pour moi.
Chez nous, la mort fait peur. Là-bas, on estime qu’elle n’est pas une fin...
Pourtant, au départ, j’avais peur d’y aller. L’océan qui y sépare les riches des pauvres me rebutait, je craignais de ne pas supporter tant d’injustice. Dès que j’y ai posé le pied, j’ai été rassuré. Conscients du fait que leur tour viendra, les gens acceptent leur condition – ils savent qu’un jour eux aussi auront leur piscine et leur Ferrari ! Et que c’est dans la souffrance que l’on apprend le plus. « Je gagne ou j’apprends », disait Nelson Mandela. L’échec est la plus grande université du monde. L’Inde nous enseigne beaucoup. Bien sûr, il y a autant de voyous qu’ailleurs. Mais malgré leur misère, les gens vous sourient, vous accueillent. Ce pays réunit toutes les contradictions de notre époque. Pour que sa magie opère, il faut faire l’effort de l’aimer. Certains de mes amis ont détesté ! D’autres, en revanche, éprouvent le besoin d’y retourner une fois par an. Si je croisais un extraterrestre, je lui conseillerais de se poser en Inde ; il gagnerait du temps.
Comment s’est passée votre rencontre avec Amma ?
Je voulais qu’il y ait du divin dans mon film, comme point de repère entre deux individus dotés de tous les défauts et de toutes les qualités de la terre. En Inde, tout le monde me disait qu’il fallait que je rencontre Amma parce qu’elle était comme moi obsédée par la force de l’amour. Je n’imaginais pas une seconde qu’elle accepterait d’apparaître à l’écran. Sur place, j’ai été impressionné de voir combien la misère convergeait vers elle, et combien la misère se faisait belle pour elle. Des gens venus parfois de très loin mettaient leurs plus beaux habits pour recevoir son étreinte. Amma a ce sourire de bienvenue incroyable. Quand elle m’a pris dans ses bras, elle m’a dit : « Je ne sais pas ce que vous allez me demander, mais je vous dis oui. » Elle avait sûrement compris que j’étais là pour de bonnes raisons, et que notre rencontre pouvait être belle. J’aime aussi qu’elle conjugue amour et humour. Si Dieu existe – et Il existe sûrement –, Il est selon moi une sorte d’arbitre, qui sanctionne les tricheurs. Amma, elle, ne juge pas. Elle prend dans ses bras quiconque vient à elle et lui donne sa force ; et chacun l’utilise ensuite comme bon lui semble. C’est comme une station-service : vous faites le plein d’essence, puis vous allez où vous voulez !
Avez-vous ressenti quelque chose de particulier en recevant son étreinte ?
Ce n’est pas la première fois que quelqu’un me prend dans ses bras ! Mais dans ce geste, quelque chose se joue à chaque fois. Certaines personnes vous remplissent, d’autres vous vident. Certaines vous donnent généreusement leur force, d’autres vous pompent la vôtre. Certaines vous filent la pêche, d’autres vous mettent le moral à zéro. Amma fait ce que font des millions de gens quand ils s’aiment – s’étreindre –, mais avec une énergie démultipliée.. (...)