Si un « éveil guérisseur » peut jaillir soudainement lors d’une expérience d’ouverture à une réalité transcendante, il peut aussi advenir sur la pointe des pieds, dans le creuset de notre intimité, au moment même où l’épreuve nous dépouille de toutes nos certitudes et nous contraint à baisser les armes. Cessant de lutter, acceptant ce qui est, nous nous ouvrons à la puissance de la vulnérabilité, un « oui à la vie » dans toute sa vérité.
« Je me suis battue contre le cancer du sein pendant trois ans, essayant toutes sortes de médecines. Quand on m’a appris une rechute avec métastases osseuses, je me suis effondrée et j’ai capitulé. Moi qui étais plutôt guerrière, battante, à foncer pour obtenir ce que je voulais, la maladie m’a obligée à changer et à cesser le combat. »
Tout comme Caroline, nous sommes nombreux à avoir tendance à nous braquer quand la maladie fait son entrée dans notre vie telle une entrave à notre liberté et au futur que nous avions envisagé. « Non, ce n’est pas possible, je ne vais pas me laisser faire », est une posture courante face à l’épreuve, et légitime. Qui d’entre nous se réjouirait de voir tous ses repères s’effondrer sans crier gare ? En outre, cette posture défensive est généralement stimulée par les encouragements de l’entourage : « Tu dois te battre, pour toi, pour tes enfants », « Ne craque pas, tu es plus fort que tu ne le crois ! » Ainsi, face à la rudesse du monde et aux aléas de la vie, instinctivement nous nous raidissons. Tout comme nous bloquons physiquement notre respiration quand nous sommes blessés ou apeurés, psychiquement nous nous blindons dans l’épreuve, anesthésiant notre vulnérabilité et renforçant notre volonté de contrôle.
Comme l’explique le psychiatre Christophe André, cette difficulté à accepter ce qui nous déroute est particulièrement aiguisée en Occident où rien ne doit résister à des citoyens devenus consommateurs de droits, qui exigent que tout problème ait une résolution immédiate. Mais comme il l e dit si bien, «
le monde et la vie ne sont pas taillés sur mesure pour se plier à nos impatiences et à nos prétentions. C’est à nous de commencer à nous adapter à la marche du monde et non l’inverse. » Car si se battre contre la maladie peut sembler héroïque, cela ne porte que rarement des fruits et mène plus souvent vers la colère et l’épuisement plutôt que vers la guérison profonde. «
Refuser le réel est presque toujours toxique et provoque une dose supplémentaire de souffrance », ajoute-t-il. Son confrère Christophe Massin le rejoint : «
Pour vivre la maladie, il faut déjà l’accepter. Accepter d’avoir perdu l’état de santé, de n’avoir plus autant de vitalité, accepter tous les symptômes pénibles dont on souffre et toutes les contraintes liées aux traitements. » D’après son expérience, l’acceptation peut représenter une véritable bascule sur le chemin de guérison si elle n’est pas relative, mais bel et bien inconditionnelle : il s’agit selon lui d’être complètement d’accord de vivre l’expérience de la maladie, de ne plus chercher d’échappatoire, de s’incliner devant la vérité du moment. Et pour le faire sans jouer les héros, la reconnaissance de notre fragilité physique et émotionnelle est indispensable.
Accueillir notre vulnérabilité,
accepter et lâcher prise, ce n’est pas baisser les bras.
Une effroyable mise à nu
D’après la définition même du mot, la vulnérabilité désigne « ce qui peut être blessé, atteint ».
Accepter d’être vulnérable reviendrait donc à accepter de se laisser toucher par la vie.
«
Il ne s’agit pas de demeurer dans la complainte perpétuelle ni de se victimiser, reprend Christophe Massin,
mais de reconnaître que ce qui me fait mal me fait mal. Ce qui m’atteint m’atteint. C’est une posture humble et modeste où je ne joue plus mon personnage social, mais j’ose me montrer dans ma vérité nue d’être humain. » La maladie viendrait ainsi décaper les masques et les carapaces derrière lesquels notre être véritable demeure caché. Selon Jean-Philippe de Tonnac, auteur du livre
Le cercle des guérisseuses , notre identité s’est construite comme un passe-droit dans le monde jusqu’à occulter nos potentialités les plus profondes. «
Les épreuves viennent ébranler cette construction et nous prouver qu’elle est artificielle. Elles nous poussent à déconstruire cette fausse identité pour pouvoir renaître à notre authenticité. Mais entre les deux, il y a un moment de mise à nu effroyable. Entre le cocon et le papillon, il y a une incertitude que je dois accepter de traverser. Il a fallu un courage ahurissant à toutes les femmes gué- risseuses que j’ai rencontrées pour traverser les épreuves qu’elles avaient à vivre et devenir ce qu’elles ne savaient pas qu’elles seraient. »
Pour autant, accepter la vérité de ce qui est, de l’épreuve qui nous frappe de plein fouet et de tous les sentiments orageux qu’elle déclenche dans notre for intérieur n’est pas toujours chose aisée. Dans son livre
La guérison intérieure, Colette Portelance partage son propre chemin de guérison après avoir appris qu’elle était atteinte d’une maladie auto-immune dite incurable. «
Il fut un temps où le seul mot acceptation me faisait réagir. Dans mon esprit, accepter voulait dire se laisser faire et présenter l’autre joue à celui qui nous a giflés. » Or, comme elle s’en rendra compte au fil de son avancée, l’acceptation n’est pas passivité ni résignation et ne signifie pas renoncement à l’action. Pour Christophe André, «
accepter n’est pas se dire “c’est bien”, mais “c’est là”. Ce n’est pas se réjouir que l’injustice, la violence ou la maladie existent, mais les regarder en face, constater leur existence. En ce sens, l’acceptation est un préalable à toute forme d’action lucide et efficace. La première étape d’un processus d’insertion dans le réel et d’action sur lui. »
Ainsi pour pouvoir agir, pour pouvoir guérir, il serait déjà nécessaire de voir le réel tel qu’il est et de commencer par se dire : « Oui, c’est comme ça. » «
C’est comme ça pour le moment et demain je n’en sais rien », ajoute Christophe André, insistant sur le fait que ce « oui » pacifie le corps et l’esprit, là où le « non » nous détourne du réel et nous égare dans le virtuel. Ce « oui » se doit aussi d’englober toutes nos limites, qui bien souvent nous irritent et nous affligent. Leur refus alimente cette guerre contre nous-mêmes faite d’autocritique et d’autodévalorisation, ingrédients très certainement défavorables à notre état de santé et à notre paix intérieure. «
En tant qu’humains, nous sommes imparfaits, incomplets, faillibles et fragiles. Au lieu de vouloir les fuir ou s’y résigner, nous pouvons accepter ces limites présentes en nous en transformant nos insatisfactions en regards neutres et en constats dénués de jugement. » (...)