À l’aube, avant que le monde ne reprenne sa course folle, j’ai pris un bain de nature, me connectant à l’énergie du brin d’herbe, au verbe joyeux du merle, au feu naissant du soleil… Cela fait des millénaires que cette connexion sacrée se perpétue. Pourtant, notre civilisation hors sol semble l’oublier – fatalement, dans tous les sens du terme. «
L’Occidental moderne éprouve un malaise devant certaines formes de manifestations du sacré : il lui est difficile d’accepter que, pour certains humains, le sacré puisse se manifester dans des pierres ou dans des arbres. Or, il ne s’agit pas d’une vénération de la pierre ou de l’arbre en eux-mêmes. La pierre sacrée, l’arbre sacré ne sont pas adorés en tant que tels ; ils ne le sont justement que parce qu’ils sont des hiérophanies, parce qu’ils “montrent” quelque chose qui n’est plus pierre ni arbre, mais le sacré, le ganz andere [le « tout autre », NDLR] », observait Mircea Eliade dans
Le sacré et le profane, où il décrit ces deux modalités d’être au monde. Ce « tout autre », comme le montrent certains anthropologues contemporains, à l’image de Philippe Descola, Eduardo Kohn, Eduardo Viveiros de Castro, est aussi ce qui nous relie, d’humains à non-humains : cette essence, cette conscience qui nous déborde. De Lascaux à Chauvet, lorsque nous dessinions en offrandes magiques sur les parois des grottes des animaux, animistes nous étions, mais le sommes-nous encore ?
Le dieu perdu dans l’herbe
«
Il m’aura fallu du temps pour comprendre que cette sagesse est à l’origine de toutes les sagesses », confesse l’écrivain-philosophe Gaston-Paul Effa qui a consacré deux ouvrages passionnants à l’animisme,
Le dieu
perdu dans l’herbe et, plus récemment,
Petit traité de sagesse animiste. D’origine camerounaise, élevé par des religieuses, il aura fait le voyage à rebours, comme un retour aux sources. Heurté par les bouleversements de nos modes de vie et poussé par son père qui lui conseille d’aller rencontrer des Pygmées «
qui vont [lui]
ouvrir les yeux », il se tourne vers cette «
pensée oubliée » : l’animisme. Puisqu’il s’agit de traditions orales qui se perpétuent par une transmission directe, Gaston-Paul Effa est initié dans la forêt par Tala, une féticheuse pygmée. «
Pour relever un monde en effondrement, il faut peut-être recourir à une sagesse intemporelle. C’est dans le retour à la tradition que l’humain peut encore s’émerveiller du mystère d’être au monde », confie-t-il. Non par passéisme, mais telle une manière de préserver la part éternelle dont nous sommes dépositaires. L’animisme plonge en effet profondément ses racines dans l’histoire de l’humanité. Dans
Totem et tabou, Freud souligne que «
la phase animiste a précédé la phase religieuse, qui, à son tour, a précédé la phase scientifique ». À y regarder de plus près, ces phases ne sont pas « tranchées » aussi net ; elles peuvent s’interpénétrer.
Le monde est un tout interconnecté, où chaque élément, du brin d’herbe
au nuage, est perçu comme un « soi » vivant pouvant interagir avec
les destinées humaines.
Un brin de l’âme du monde
Étymologiquement, « animisme » vient du latin
anima (« âme »). Les premiers humains, confrontés à un environnement complexe et imprévisible, ont cherché à expliquer, vraisemblablement pour mieux les canaliser, les forces qui façonnaient leur existence. «
Le rêve, espace de franchissement des frontières », dixit le psychiatre Ernest Hartmann, trône ainsi en bonne place dans les
dream cultures (Aborigènes d’Australie, Mojaves d’Arizona et de Californie, Záparas de la forêt amazonienne, Senoïs de Malaisie…).
Extension de l’être dans les différentes dimensions, le rêve se convoque, on le partage, et l’âme
y voyage. Au retour, elle est « informée » par les rencontres et les
prophéties glanées dans d’autres réalités. Côté historique, s’il existe de toute éternité, c’est dans les années 1870, sous la plume de l’anthropologue Edward Burnett Tylor, que l’animisme est défini comme «
la croyance en l’existence de l’âme ou de l’esprit chez les objets inanimés et les phénomènes naturels ». Selon Tylor, cette croyance en un lien particulier entre le monde physique et le monde spirituel serait à l’origine des religions et des mythologies primitives. Plus largement, l’animisme implique une connexion empreinte de respect
avec le monde (sur)naturel, où chaque élément, du brin d’herbe au nuage, sans oublier les forces occultes, est perçu comme un « soi » vivant pouvant interagir avec les destinées humaines. Sans dieux transcendants, le sacré est partout. Le devenir de l’âme après la mort et le culte des ancêtres y sont centraux ; les peuples animistes les considèrent comme des esprits puissants à même d’influer sur le monde et le quotidien des vivants. En Afrique, en Mélanésie ou encore en Indonésie, on réserve aux ancêtres des rites et des cérémonies pour obtenir leur protection, leur guidance et apaiser leur possible courroux.
De la pierre à l’âme, titre des mémoires de Jean Malaurie, les peuples animistes vivent « en résonance », observait cet ethnologue, à l’aune de sa longue immersion auprès des Inuits. «
Une certaine parenté peut exister entre soi et des êtres de qui vous séparent en apparence des abîmes », précisait l’anthropologue Claude Lévi-Strauss. Il en est donc ainsi des animaux, des végétaux et même des objets inanimés, comme les rochers… voire des objets qui nous entourent, investis de pouvoirs magiques pour leur permettre d’intercéder entre les mondes
(1). C’est le cas des talismans et autres fétiches… mais d’aucuns diront que c’est valable de nos jours pour nos smartphones, voire pour la technologie de l’IA, autour de laquelle s’esquisse tout un courant de néo-animisme.
Comment pensent les forêts
Dans un ouvrage radical, l’anthropologue Eduardo Kohn nous invite à changer de focale. En s’intéressant à Comment pensent les forêts, et non pas tant à comment les Runa d’Amazonie équatorienne – auprès desquels il a mené quatre ans de recherches – pensent les forêts, il ouvre la voie à une « anthropologie au-delà de l’humain ».
Sa plongée dans cet écosystème complexe nous fait percevoir la densité (sur)naturelle du monde amazonien, nous menant à la rencontre des esprits maîtres de la forêt et des propriétés étranges et inattendues du monde vivant lui-même. « Grâce à une théorie des signes audacieuse [montrant que nous vivons tous avec et à travers des signes, NDLR] , ce livre magistral ébranle l’ancienne opposition au sein du vivant entre les êtres de langage et les autres », préface l’anthropologue Philippe Descola. Un ouvrage qui entre en résonance avec les révélations du scientifique forestier Ernst Zürcher sur le rôle des arbres, pont entre visible et invisible.
Ma sœur la rivière
Pour ces peuples racines qui perpétuent l’animisme, de l’Arctique à l’Océanie, de l’Amazonie à l’Afrique, le monde est un tout interconnecté. On retrouve explicitement cette notion de parenté avec le reste du vivant chez les Lakotas des Grandes Plaines d’Amérique du Nord dans l’expression
O mitakuye oyasin : « Je suis parent avec tout ce qui existe. » Une thèse autour de l’animisme et de la littérature relève une anecdote à ce sujet
(2). Un professeur de littérature québécois, citant un vers d’une poétesse innue évoquant «
ma grande sœur rivière », parle de «
métaphore ». Ses étudiants autochtones l’ont corrigé, car pour eux, la rivière est vraiment leur sœur. Cette vision holistique se reflète dans les pratiques animistes, éclectiques et créatives, qui mettent l’accent sur le maintien d’un équilibre écosystémique. En dessiner les contours est complexe et délicat, car l’animisme n’a rien de monolithique. Il s’agit d’un corpus riche et varié, éparpillé aux quatre coins du temps et du monde, ou plutôt des mondes. S’il existe un fil rouge universel – la croyance d’une âme en toute chose –, les pratiques sont reliées aux particularités d’un territoire. Si l’on remonte aux chasseurs-cueilleurs, ceux de la vallée du Gange pouvaient ainsi interdire l’abattage d’un figuier pour empêcher l’esprit de cet arbre de se venger… alors que leurs « voisins » de la vallée de l’Indus interdisaient la chasse au renard à queue blanche parce qu’un jour, un tel renard les avait conduits dans une région abondante en obsidienne… Ces réalités distinctes se traduisent par des croyances et des rites polymorphes. Dans les âpres débats anthropologiques qui entourent l’animisme, ce terme « fourre-tout » et la façon de l’aborder ont d’ailleurs été dénoncés pour leur tendance à simplifier des systèmes de croyances complexes, reliées à l’intangible et ses mystères. «
Je m’interroge toujours sur les ethnologues et leur capacité à écrire des pages et des pages sur ce catéchisme muet de l’intimisme animiste alors même que leur pensée matérialiste n’est pas modifiée par cet enseignement », questionne Jean Malaurie.
Source vive
Si l’animisme demeure vigoureux dans de nombreuses cultures proches du vivant, il connaît aussi un regain d’intérêt dans notre civilisation moderne. Comme nous le détaillerons au fil de ce dossier, il répond à d’importants enjeux de société, nous invitant à repenser nos relations avec le monde naturel et à explorer les dimensions spirituelles de l’existence, à la recherche d’un nouvel équilibre. En ce sens, dans notre époque qui redéfinit la place du féminin, il faut souligner le rôle privilégié des femmes dans les cultes et pratiques animistes. Celles-ci sont souvent au centre et dans le secret des rituels. Ainsi, au Bénin, connu pour la pratique du vaudou, si les hommes occupent généralement le devant de la scène, les femmes incarnent la force spirituelle. La majorité des cérémonies de libation, offrande aux esprits, et des rituels sacrés passent par elles.
Cette résonance au féminin avec le monde sensible et l’invisible se traduit aujourd’hui par
Le réveil des gardiennes de la terre, titre d’un livre de Marianne Grasselli Meier, spécialiste des écorituels
(3). De plus en plus de femmes se rassemblent et initient des rituels de connexion à la nature, à ses forces et ses temporalités cycliques, pour réenraciner le sacré dans l’ordre du monde. Plus globalement, ce « nouvel animisme » se retrouve dans l’engouement croissant pour le chamanisme, les pratiques néopaïennes, l’écologie profonde (
deep ecology), ou encore le
shinrin yoku (les fameux « bains de forêt » nés au Japon, pays des
kamis, ces esprits de la nature qui habitent tous les films de Miyazaki)… Et le monde matériel, économique n’est pas en reste ! Yvon Chouinard, fondateur de la marque de vêtements
outdoor Patagonia, a ainsi stupéfié l’univers des affaires en cédant, en 2022, son entreprise valorisée à trois milliards de dollars, allouant 98 % de la somme à une organisation de défense de l’environnement (les 2 % restants allant à des actions sociales). «
La Terre est désormais notre seul actionnaire », a-t-il déclaré sur le site Internet de la marque. Vivant au cœur du Wyoming, il estime que la crise écologique ne pourra être résolue tant que «
les gens ne trouveront pas une connexion spirituelle avec la nature ». L’animisme, qui nous ramène à nos origines, a donc de l’avenir. Tous animistes !
(1)
Comment l’esprit vient aux objets, Serge Tisseron, éd. PUF, 1999.
(2)
Animismes. De l’Afrique aux Premières Nations, penser la décolonisation avec les écrivains, Alice Lefilleul, université Sorbonne-Paris, université du Québec à Montréal, 2018.
(3)
Le réveil des gardiennes de la terre, Marianne Grasselli Meier, éd. Le Courrier du livre.