« Dans une salle aux murs blancs, je lévite en tapant du pied sur le sol et je deviens lucide. Je ne monte pas jusqu’au plafond, je ne le traverse pas comme d’habitude pour explorer le monde. Il me semble que j’ai autre chose à faire. Je remarque qu’une pièce jouxte la mienne. Mon amie M. s’y trouve allongée, en souffrance. Elle me montre son corps malade, je me rappelle qu’elle est en danger de mort dans la réalité. Elle me fait comprendre que voler la soulagerait. En un instant, je suis près d’elle et je la prends à pleins bras... Je ne peux pas monter plus haut qu’un mètre à cause de son poids ; je la berce et c’est très bien ainsi pour nous deux. Je peux ainsi l’accompagner par mes visites concrètes, mais aussi en rêve, et nous sentons cela comme un cadeau du ciel », partage la psychologue et psychothérapeute Monique Tiberghien, enseignante de rêve et de rêve lucide.
Le rêve lucide se définit comme un rêve de sommeil au cours duquel le rêveur sait qu’il est en train de rêver.
« La conscience de son état y est souvent à ce point vive que les chercheurs l’expliquent par l’émergence de la conscience de veille dans le rêve », souligne Christian M. Bouchet, auteur d’une thèse sur le sujet. Le rêve lucide pose la question, vertigineuse, du rapport au réel. Depuis l’aube de l’humanité, il a été un « véhicule » pour explorer la réalité et sa nature illusoire.
« Le rêve lucide a été redécouvert par les chercheurs et psychologues modernes, mais il est présent de manière ancestrale dans de nombreux courants spirituels et cultures traditionnelles, des Tibétains aux Amérindiens, en passant par les soufis. Il est aussi transmis dans la kabbale », signale Monique Tiberghien, qui a étudié la pratique du rêve à travers le monde et qui accompagne l’éveil au rêve lucide dans une perspective de thérapie.
Maîtriser n’est pas contrôler
Subtile alliance entre la force créative du rêve et la pleine conscience, le rêve lucide est lumineux.
« Tout le travail consiste à cultiver la maîtrise de ce qui s’y déroule, totalement différente du contrôle, qui briserait la spontanéité propre au rêve », conseille Monique Tiberghien. Certains rêveurs lucides disent être en pleine possession de leurs facultés cognitives : raisonnement clair, mémoire des événements en cours et possibilité d’agir (ou pas) volontairement après réflexion et en accord avec ce qu’ils avaient décidé en amont.
Dans le même temps, ils restent endormis, faisant l’expérience d’un monde onirique qui semble intensément réel. Bien que rare, le rêve lucide peut se présenter spontanément. Il est cependant possible d’entraîner cette capacité, tel un muscle, à force de méditation et de pratiques spécifiques. Pour induire le rêve lucide, l’une des techniques est de se demander plusieurs fois dans la journée si l’on rêve, afin de s’habituer à se poser la question jusque dans le rêve. On peut aussi tenter de conserver la vigilance au moment de l’endormissement pour passer directement de la conscience de veille à la conscience du rêve.
C’est à un écrivain et psychiatre hollandais, Frederik van Eeden, fasciné par ce phénomène, que l’on doit cette appellation de « rêve lucide », au début du XXe siècle. Mais il faut attendre les années 19701980 pour qu’il soit mis en évidence scientifiquement, notamment grâce aux recherches menées par l’Américain Stephen LaBerge (1), au sein du laboratoire de psychophysiologie du sommeil de l’Université Stanford.
Au milieu des années 1980, ce dernier fait connaître le rêve lucide à un public plus large, grâce à ses ouvrages et à un institut qu’il crée en Californie (Lucidity Institute).
LaBerge a notamment demandé à sept volontaires, familiers du rêve lucide, d’accomplir une série complexe de signaux oculaires déterminés à l’avance, sitôt conscients de rêver. Ils le firent avec succès à une cinquantaine de reprises (observations corroborées par d’autres équipes de chercheurs). En effet, le rêve lucide survenant généralement en sommeil paradoxal, les muscles sont paralysés, mais les clignements des yeux restent possibles. D’après les récits de rêves lucides, ceux-ci présentent une texture particulière.
« D’après ma propre expérience et les témoignages de milliers d’autres personnes, les rêves lucides peuvent être extraordinairement vifs, intenses, plaisants et exaltants. Nombreux sont ceux qui considèrent leurs rêves lucides comme faisant partie des expériences les plus merveilleuses de leur vie », s’enthousiasme Stephen LaBerge. Les capacités sensorielles sont ainsi plus développées.
« Je pris conscience que j’étais en train de rêver. Je levais mes bras et je commençais à m’élever. Je m’élevais dans un ciel noir qui tournait à l’indigo, au violet sombre, à la couleur lavande, au blanc, pour finir en une lumière très brillante. Durant tout le temps de cette élévation, il y avait la plus belle musique que j’aie jamais entendue. Cela ressemblait plus à des voix qu’à des instruments. Il n’y a pas de mots pour décrire la joie éprouvée... L’euphorie dura plusieurs jours ; le souvenir, lui, est éternel », a ainsi relaté un rêveur lucide à Stephen LaBerge.
D’un état limitant à la transmutation
Les recherches ont toutefois pointé que les rêves lucides auraient tendance à s’appauvrir avec le temps. Cela pourrait s’expliquer par l’importation progressive du « moi de veille » dans le rêve ; ce « moi » pétri de limitations, en particulier le refus de l’absurde, qui empêcherait l’émergence d’un scénario aussi baroque que dans le rêve classique. Ajoutons, cependant, qu’il n’est pas nécessaire que le rêve lucide présente un scénario extravagant pour qu’il dispense des enseignements.
« Ce n’est pas le rêve en lui-même qui est magique, mais c’est la maîtrise de ses rêves qui le devient », peut-on lire dans le Journal d’une rêveuse (2). Pendant trois ans pour les besoins de sa thèse, Catherine Dalançon a participé à un groupe de recherche sur le rêve lucide à l’hôpital Sainte-Anne à Paris, sous la direction de Christian M. Bouchet. Elle nous apprend que la qualification de « lucide » ne dépend pas du contenu du rêve, qui peut être tout à fait quelconque, mais bien de la conscience d’être en train de vivre un rêve.
Le rêve lucide offre un fabuleux terrain d’apprentissage pour accéder aux différentes dimensions de l’être : physique, psychique, énergétique, subtile.
« L’état de rêve lucide permet de connecter la pleine dimension de tous nos possibles ! Lorsqu’à l’issue d’un rêve lucide, on retourne dans le corps physique et à la vie ordinaire, on rentre avec tous les enseignements qu’il nous a transmis », souligne Monique Tiberghien. Plus globalement, apprendre à cultiver cet état de conscience élargi qu’est le rêve lucide, comme le proposent certains thérapeutes, permet de développer la créativité, d’aiguiser l’intuition, de maîtriser ses émotions, d’améliorer la perception de la réalité, de soulager certains traumas, ou encore de lever des blocages ou cauchemars récurrents...
Si un « simple » rêve peut être porteur de sens pour l’individu, dans l’expérience du rêve lucide, le degré affûté de conscience du sujet lui permet d’accéder à un sens plus riche, plus vaste. Le sens y côtoie le non-sens. Le détachement propre à une position d’observateur et la participation active s’entremêlent, mais tout cela révèle au rêveur, dans la pleine lumière de ses nuits, ses freins, ses fantasmes, ses peurs, sur lesquels il peut agir consciemment, avec lucidité.
« Paralysé par mes phobies, j’ose à peine sortir de chez moi. J’ai notamment appris, en rêve lucide, à ouvrir des portes qui me terrorisaient, par peur de ce qu’il pouvait y avoir derrière. Il m’arrive même de changer en conscience ce qui s’y cache. Ce travail de lucidité éveillée au cœur du rêve m’aide à surmonter ma peur panique de l’inconnu », confie Stéphane, qui suit une thérapie basée sur les rêves lucides.
« Nous pouvons apprendre à transformer les images effrayantes que nous voyons dans nos rêves en images paisibles – grâce à quoi nous sommes capables de transmuter les émotions négatives que nous ressentons durant la journée en un surcroît de conscience », décrypte le lama tibétain Tarthang Tulku.
Du corps de songe au corps énergie
L’état de rêve s’avère privilégié pour prendre conscience que l’on a un « corps énergie » et pour unir nos différents plans.
« Si je rêve que j’ouvre une porte, c’est avec mon corps énergie que je le fais. Traverser un mur est impossible dans la réalité ordinaire... Il faut cependant noter que nous avons l’habitude d’être dans notre corps physique. Or, ce qui sort de nos habitudes s’avère très émotionnel. Aller vers la lucidité en rêve, c’est aussi apprendre à apprivoiser cet état émotionnel », fait remarquer Monique Tiberghien. Elle prend l’image d’une maison à cinq fenêtres (soit nos cinq sens) ; habituellement, nous regardons par une seule « fenêtre ».
Ce qui nous donne une vision atrophiée de la réalité. « Le rêve lucide nous permet de regarder par les cinq fenêtres à la fois », dit-elle, à la lumière de sa propre expérience et de l’enseignement qu’elle transmet. Elle rejoint les propos du dalaï-lama qui, lors d’entretiens avec des scientifiques occidentaux au sein de l’Institut Mind & Life, a expliqué qu’il existe un état distinctif du rêve, dans lequel un « corps spécial de songe » est créé à partir de l’esprit et de l’énergie vitale.
« Ce corps est capable de se dissocier entièrement du corps physique grossier et de voyager n’importe où. Une manière de le développer consiste d’abord et avant tout à reconnaître le rêve en tant que tel tandis qu’il se déroule. Ensuite, vous constatez que le rêve est malléable et vous faites l’effort de le maîtriser. »
Cependant, exercer la lucidité dans le rêve nécessite un « entraînement ». Monique Tiberghien met en garde contre les dangers potentiels des rêves lucides, s’ils sont menés sans conscience, ni guidance...
« Le rêve lucide n’est pas un jouet ! Quand il est exercé dans la seule intention de gagner du pouvoir, dans une optique “matérialiste”, il peut s’avérer déstabilisant, voire dangereux. Cela peut créer des dégâts, surtout sur des psychismes plus fragiles. » Pour Stephen LaBerge, il est préférable d’avoir un rapport solide à la réalité pour pratiquer le rêve lucide. Il s’agit donc d’être un rêveur... lucide !
Activer le rêve lucide
Stephen LaBerge corrèle l’apprentissage du rêve lucide à la capacité à se souvenir de ses rêves – en s’exerçant, par exemple, à tenir un journal des rêves. Parmi les techniques d’induction de la lucidité onirique, mentionnons le WILD (Wake Initiated Lucid Dream). L’enjeu est de s’endormir... consciemment ! En pratique, lorsqu’on se réveille après un rêve, laisser le corps se rendormir, mais tâcher de rester conscient, en se répétant toujours la même phrase (pour maintenir la focalisation de l’attention). Avec un peu de chance, vous retournerez alors dans votre rêve, où vous pourrez exercer votre maîtrise. « L’idée est de laisser votre corps s’endormir, tandis que vous gardez votre esprit
éveillé », souligne Stephen LaBerge.
(1) Stephen LaBerge,
S’éveiller en rêvant, Éd. Almora, 2008.
(2) Catherine Dalançon,
Journal d’une rêveuse, Éd. Le Mercure Dauphinois, 2013.