BIO EXPRESS
Née en 1943, la Dre Elisabet Sahtouris est une biologiste américaine, spécialiste de l’évolution. Son livre La Danse de Gaïa retrace l’évolution du vivant, du big bang à aujourd’hui, et montre de quelle façon la compréhension de cette histoire peut nous aider à surmonter les errements de notre civilisation. Elle conseille des organisations et des gouvernements.
Vous êtes biologiste de l’évolution. Qu’est-ce que cela signifie ?
J’étudie les changements de la nature au fil du temps – c’est-à-dire l’histoire de la Terre depuis près de quatre milliards d’années. Enfant, je souhaitais devenir scientifique, mais mes parents considéraient que c’était un métier d’homme. À l’université, j’ai commencé par étudier les arts, puis je me suis orientée vers les sciences, jusqu’au doctorat. J’ai obtenu une bourse pour un « postdoc » au musée d’histoire naturelle de New York. Après une année de recherche et d’enseignement à l’université du Massachusetts et au MIT (Massachusetts Institute of Technology), j’ai trouvé le cadre universitaire trop contraignant, par rapport à l’idée que je me
faisais de la façon dont la nature évoluait, et de ce que l’humanité avait à en apprendre. Les Grecs, dans l’Antiquité, avaient développé une science pour étudier la nature et y trouver une source d’inspiration pour les affaires humaines. Ils l’appelaient -philosophias – l’amour de la sagesse.
Y aurait-il dans la nature une forme d’intelligence intrinsèque ?
En étudiant à la fois l’évolution biologique et les théories émergentes en physique, j’en suis venue à considérer l’univers comme un système vivant, enraciné dans un champ infini de conscience cosmique, évoluant dans un processus de création continu. Cette vision rejoint celle des sciences ou philosophies orientales, comme le védisme en Inde, le taoïsme en Chine, le kotodama au Japon et les différentes formes de bouddhisme. Contrairement au judaïsme, au christianisme et à l’islam, elles estiment qu’il n’existe pas de créateur extérieur à sa création. Les fondateurs des théories quantiques ont aussi regardé de ce côté-là pour donner du sens aux résultats de leurs recherches, qui déstabilisaient la vision standard d’un univers purement matériel, sans sens ni objectif, qui aurait engendré la vie à travers une série d’accidents.
Comment définissez-vous l’intelligence ?
Les biologistes chiliens Humberto Maturana et Francisco Varela utilisaient le terme grec autopiesis, qui signifie littéralement « autocréation », pour définir la vie comme la faculté d’une entité à se créer continûment. Cette approche m’a aidée à réaliser que la Terre et l’univers étaient vivants ! Toute vie est intelligente, car l’autocréation ne peut advenir que si une information est captée, puis employée dans la création de modes de -fonctionnement durables.
Définir la vie comme la faculté d’une entité à se créer
Jusque-là, le monde nous a plutôt été présenté comme une grande mécanique.
Les pères de la science occidentale, au début de la révolution industrielle, raffolaient des mécanismes. Ils ont basé leurs travaux sur des métaphores mécaniques, dont les possibilités d’ingénierie ont enchanté les industriels. Émancipés de l’Église, les États leur ont confié la mission de raconter l’histoire de la création – c’est-à-dire l’explication de qui nous sommes en tant qu’humains, en relation à quel type de cosmos. En prenant la main sur les institutions éducatives et économiques du monde, l’Occident a promu la croyance qu’il ne pouvait y avoir d’autre science que la sienne. Il est temps de reconnaître que tout comme il existe de nombreuses religions, il existe de multiples sciences, toutes basées sur des conceptions différentes de l’univers.
Les approches orientales mettent l’accent sur l’interdépendance, alors que l’Occident a plutôt valorisé l’individu…
Notre vision est basée sur une version très simplifiée de l’évolution darwinienne, selon laquelle la vie serait un combat continu face à la pénurie, et l’homme, dans ce contexte, naturellement compétitif et avide. En Union soviétique, on enseignait l’évolution au travers du livre de Pierre Kropotkine, L’Entraide, qui valorise la coopération au sein de la nature. D’un côté du rideau de fer comme de l’autre, on a politisé la science et l’économie, les uns sacrifiant la communauté au profit de l’individualisme, les autres sacrifiant les ambitions individuelles au profit du groupe. À mon sens, les deux ont besoin d’être équilibrés.
J’ai découvert l’existence d’un cycle de maturation
Comment prouver que la vie n’est pas un combat ?
De nouvelles recherches en biologie de l’évolution, récemment publiées, montrent qu’il n’y a pas simplement une sélection naturelle parmi les individus mais aussi parmi les groupes, et que les groupes qui survivent sont ceux au sein desquels les individus sont capables de coopérer. De mon côté, j’ai découvert l’existence d’un cycle de maturation, qui ne cesse de se répéter dans l’évolution de la Terre, depuis les plus anciennes bactéries jusqu’aux humains : lorsque les espèces sont jeunes, leur économie de croissance est axée sur la créativité et la compétition. Les systèmes matures ont des économie plus stables et pacifiques, basées sur la coopération et la communauté. Le basculement de la jeunesse à la maturité – de l’hostilité à l’harmonie – s’opère quand le coût des rivalités entre économies de croissance devient prohibitif en termes de consommation d’énergie. Les écosystèmes coopératifs comme les forêts tropicales, les récifs coralliens et notre propre corps sont le fruit d’une maturation de la part des espèces qui les constituent.
Y a-t-il un risque que l’homme s’autodétruise avant d’atteindre cette étape ?
Il a fallu quatre milliards d’années à la Terre et à ses créatures pour progresser. Si l’on imagine ce temps ramassé en une journée de vingt-quatre heures, on s’aperçoit que l’Homme n’est présent que depuis la dernière minute de la dernière heure. Et c’est seulement à la dernière seconde qu’il a formé des sociétés sédentaires ! Sa présence est très nouvelle. Notre jeune économie de croissance, avec sa dépendance aux énergies fossiles, a causé une destruction massive des écosystèmes, océans inclus, et fait basculer la Terre dans une période de réchauffement que nous ne pouvons plus arrêter. C’est comme une crise d’adolescence qui précède notre maturation… si tant est que nous ne nous détruisions pas avant. Le choix nous appartient : décidons-nous de continuer à détenir des armes atomiques et à polluer notre air, notre eau et nos sols, jusqu’à anéantir notre propre espèce en même temps qu’une infinité d’autres, ou d’évoluer vers des économies inclusives et pacifiques à même de satisfaire tous les besoins, plutôt que toutes les envies ? Il existe des solutions peu coûteuses et peu technologiques pour reverdir les déserts et les toundras, pour redonner un accès à l’eau et aux cultures vivrières saines aux pays pauvres, et pour apprendre à vivre confortablement dans des climats chauds.
La Terre a traversé cinq grandes extinctions
Des découvertes scientifiques permettent-elles de confirmer que la Terre est vivante ?
Le géochimiste russe Vladimir -Vernadski, auteur avec Pierre Teilhard de Chardin du mot « écologie », a montré que la Terre se créait en continu à travers l’activité volcanique, tectonique, électrique (les éclairs), de celle du soleil, du vent et du cycle de l’eau. Les matières de la croûte terrestre se sont conditionnées en bactéries, puis en cellules nucléées, etc., dans un magnifique processus d’autocréation vivant et évolutif. La Terre a traversé cinq grandes extinctions, dues à des événements cosmiques. À chaque fois, elle a su évoluer vers des écosystèmes complètement nouveaux qui ont amené la vie à refleurir, encore et encore. Nous, humains, sommes en train de causer la sixième grande extinction. Que nous survivions ou non, la Terre rebondira sous de nouvelles formes. Notre survie dépend de notre maturation en tant qu’espèce et de notre capacité à apprendre de la nature et à l’intégrer de manière plus sage dans nos futurs écosystèmes.
Vous soulignez à quel point notre corps est lui-même un système mature et complexe.
Autrefois, les biologistes et les médecins parlaient ouvertement de la sagesse du corps. Les mécanistes ont décidé qu’il s’agissait d’un anthropomorphisme inapproprié, mais ces idées font aujourd’hui leur retour. Notre corps est un vaste complexe de cent mille milliards de cellules, fonctionnant dans une -harmonie incroyable. Il est formidablement éthique, envoyant toujours de l’aide aux parties blessées, assurant un traitement équitable et le plein emploi à toutes les cellules, coordonnant le travail des différents organes sans essayer de les faire se ressembler, et harmonisant les besoins des cellules, des organes, des systèmes vitaux et du corps tout entier via des négociations pacifiques. Les bactéries de notre intestin gèrent presque tout notre système immunitaire. Des bactéries protègent notre peau. Dans chacune de nos cellules, des centaines de milliers d’événements se produisent, chaque seconde de chaque journée, même durant notre sommeil. Depuis les temps les plus reculés, les mitochondries fabriquent l’énergie qui permet aux créatures de croître et de fonctionner. Dans notre corps, des nuées d’entre elles travaillent sans répit à la produire, à partir de la nourriture que nous mangeons et de l’air que nous respirons. Dans chaque cellule, trente mille centres de recyclage recyclent sans relâche et renouvellent nos protéines. N’est-ce pas le signe d’un système sage et aimant ?
Nous sommes la part relativement minuscule d’un cosmos vivant
Vous parlez aussi de l’extraordinaire activité des protéines.
Au sein de nos cellules, une intelligence incroyable sait exactement comment identifier les protéines qui doivent être recyclées et en quelles nouvelles protéines les recycler, selon les besoins de la cellule à ce moment particulier. Les scientifiques sont parvenus à identifier et cartographier les types d’atomes présents dans les molécules des protéines, ainsi que la manière dont ils sont reliés en chaînes et repliés en motifs complexes. Ils ont retracé les activités des protéines dans les cellules et vu qu’elles « communiquent » entre elles. Mais ils ne comprennent toujours pas comment elles savent ce qui doit être fait, à quel -moment et -comment le faire. Ils ne savent pas non plus à quoi sert la majeure partie de notre ADN. L’ensemble des gènes codant les protéines trouvées par les scientifiques représente moins de 5% de l’ADN cellulaire. On en sait peu sur les 95% restants. Tout ce qui concerne notre physiologie est clairement intelligent, comme aucun système purement mécanique ne pourrait l’être – sans l’existence d’un programmateur intelligent. Celui-ci est-il en dehors de notre corps, ou notre corps fait-il partie d’un vaste système intelligent -autocréatif ?
Pourrions-nous être le minuscule atome d’une organisation dont nous ne suspectons ni l’existence ni la forme ?
Nous sommes la part relativement minuscule d’un cosmos vivant. Nous ne savons pratiquement rien pour l’instant d’autres planètes vivantes et intelligentes, ni de leurs êtres. Nous ne savons donc pas si elles sont organisées, disons, en conseils galactiques ou même en organisations intergalactiques – bien que nos imaginations évoquent de telles idées. Pour ma part, je n’ai aucun doute sur le fait qu’il existe d’autres systèmes vivants dans l’univers, à toutes les échelles.
Je crois en un univers vivant
Vous dites que tout est danse dans l’univers. Comment cette idée s’est-elle imposée à vous ?
Je crois en un univers vivant, et en une Terre vivante au sein de celui-ci. J’avais donc besoin d’une meilleure métaphore que celle d’un « vaisseau spatial » pour la décrire. La danse est le seul art dans lequel l’art et l’artiste font un. La métaphore de la danse improvisée est utilisée dans le védisme, pour lequel la création est la danse de Shiva. Les Grecs, eux, l’appelaient la danse de Gaïa. Cette métaphore permet de poser le créateur et la création comme vivants, et comme un. Nous savons avec certitude que cette danse existe, à l’intérieur des atomes, des étoiles, des mers et de notre propre corps. Tout ce qui existe, quelle que soit sa matière, est fait de cette danse, et toutes les danses de l’univers sont tissées entre elles.
Créons-nous notre danse ou suivons-nous un programme ?
Gaïa laisse chaque créature vivre dans sa danse. Ses plans sont transmis à ses petits, qui créent de nouveaux pas, puis deviennent nourriture pour une autre espèce ou sont recyclés lorsqu’ils meurent en sol riche, à partir duquel d’autres espèces peuvent vivre. Elle gère sa danse dans sa totalité, pour qu’aucune espèce n’en décime une autre, même si l’une est faite pour nourrir l’autre. Les espèces ne sont pas non plus censées tuer les leurs. Seuls les hommes s’entretuent en grand nombre. Par la soudaine poussée de croissance du cerveau humain, la nature nous a donné la liberté d’établir nos propres limites. Nous sommes à la fois partie prenante d’un modèle plus vaste que nous et dotés de libre choix. Cette liberté est un cadeau, mais elle s’accompagne d’une grande responsabilité. Que décidons-nous d’en faire ? Nous devons nous demander si notre science nous mène vers une vie meilleure et plus durable, un monde plus aimant et bienveillant. La science occidentale nous a dotés d’un environnement hautement technologique et d’un immense éventail de biens de consommation, mais si tout cela finit en guerre, en inégalités de revenus et en destruction des écosystèmes, à quoi cela rime-t-il ? Quelle place faisons-nous à une science fondée sur le principe d’un univers vivant et conscient, plutôt que simplement matériel et mécanique ?
Nous sommes à la fois un être matière-énergie-esprit
Il semble à peu près sûr aujourd’hui qu’il soit vibratoire…
La plupart des scientifiques croient que l’univers a été créé à partir d’un seul big bang, mais de plus en plus estiment qu’il a commencé par de légères ondulations d’énergie, qui se sont transformées en un champ d’énergie infini. Tous s’accordent à dire que l’univers est fait d’énergie. On peut imaginer celle-ci comme un clavier dont les notes les plus élevées correspondent à ce que nous ne pouvons pas voir, mais que nous expérimentons sous le nom de conscience, d’âme ou d’esprit. Dans la partie médiane, l’énergie s’est ralentie pour devenir électromagnétique ; nous la percevons partiellement, comme la lumière et la couleur. Sur les notes plus basses, l’énergie s’est ralentie au point que nous sommes capables de la voir et de la sentir en tant que matière. La science occidentale étudie ce clavier à partir des notes basses – celles de la matière ; les sciences orientales partent des notes hautes – celles d’une mer globale de conscience.
Quel lien faites-vous entre conscience individuelle et conscience universelle ?
J’aime voir mon esprit comme un « petit esprit » au sein du « grand esprit » cosmique. En méditation, je peux consciemment dissoudre mon petit esprit dans le grand, et par là étendre mon expérience indéfiniment. La danse n’existe pas sans le danseur, et le danseur n’existe pas sans la danse. Nous sommes à la fois un être « matière-énergie-esprit » et la danse de notre vie.