Avons-nous un libre arbitre ? Sa réalité et sa nature font l’objet d’âpres débats philosophiques depuis au moins saint Augustin (354 - 430) qui, dans un traité de jeunesse intitulé précisément De libero arbitrio, explique que
« Dieu a conféré à sa créature, avec le libre arbitre, la capacité de mal agir, et par là même, la responsabilité du péché ». C’est donc en vue de « dédouaner » Dieu de la présence du mal que la notion de libre arbitre est avancée, de sorte que l’existence du mal est la preuve même de celle du libre arbitre ! Mais alors, pourquoi Dieu nous a-t-il conféré cette faculté et n’est-il pas responsable de l’existence du mal pour l’avoir fait ? Voilà de quoi alimenter des siècles de débats théologiques.
Ni destin ni libre arbitre ?
À l’époque médiévale, le concept de libre arbitre va s’appuyer sur Aristote et sa notion d’acte volontaire, qui suppose à la fois la spontanéité du désir et l’intentionnalité de la connaissance. Cette réflexion fonde la question de la responsabilité morale de l’individu, qui reste absolument prégnante à l’époque moderne. Ainsi, une personne est jugée pénalement irresponsable si elle ne jouit pas de toute sa « raison », de sorte que l’intentionnalité de l’acte ne peut être établie. Finalement, le libre arbitre se rapporte chez Thomas d’Aquin à la volonté elle-même, car vouloir c’est décider librement et c’est donc être libre. La question du libre arbitre est donc au cœur de la condition humaine puisqu’elle est liée à la responsabilité, à la liberté et à la raison (par opposition au comportement instinctif des animaux). Le problème est que, depuis toujours, cette supposée liberté s’oppose, en apparence, à l’idée d’une destinée au plan individuel et collectif. Or, nous vivons aujourd’hui dans une société matérialiste qui rejette à la fois la notion de destin – puisque rien ne saurait être écrit et prédéterminé dans un monde régi par un hasard aveugle –, et aussi celle de libre arbitre, puisque notre comportement serait déterminé par nos conditionnements éducatifs, socioculturels, etc., et même,
in fine, par la seule activité de notre cerveau considéré comme une machine biologique. Privé à la fois de liberté et de destin, pas étonnant que le monde semble livré au chaos. Quant à la responsabilité de cette réalité collective, c’est toujours à l’autre qu’on demande de l’endosser.
Liberté sans libre arbitre
Comment alors redonner du sens, alors même que les neurosciences ont récemment porté un coup fatal au libre arbitre, en affirmant que le moindre de nos choix prendrait naissance dans notre cerveau avant même que nous en ayons conscience ? Sur la base des fameuses expériences de Benjamin Libet (voir encadré), on a en effet prétendu enterrer le libre arbitre, en donnant au passage raison à Spinoza qui considérait le libre arbitre comme une illusion, l’homme ayant, selon lui, conscience de ses actions, mais non des causes qui le déterminent à agir. Le philosophe nous met cependant sur la voie d’une solution à ces paradoxes – le sens commun me poussant à croire que je suis libre de mes choix – en faisant appel à une instance supérieure. Selon Spinoza, l’homme libre est précisément celui qui sait qu’il n’a pas de libre arbitre et que, dès lors, il n’agit pas, mais « est agi » par sa nature profonde et véritable. Et cette nature n’est autre que d’être une partie de la substance infinie qu’il appelle Dieu ou la nature. Se conformer à sa nature est donc un choix qui n’en est pas un, car ne pas le faire conduit à vivre contre nature, ce qui expose à certains désagréments…
Ce peut être le choix de la foi religieuse, considéré comme un acte libre par les religions elles-mêmes, ou bien ce peut être la voie de l’éveil spirituel. Reste que les expériences de Benjamin Libet, si difficiles à interpréter, peuvent tout de même révéler en creux l’existence d’un véritable libre arbitre. L’essayiste Jean Staune le compare d’ailleurs à un… arbitre dans un match de football ! L’essentiel du temps, celui-ci n’intervient pas et laisse le jeu se dérouler. Mais quand c’est nécessaire, il arrête le jeu. De la même façon, notre conscience semble capable de s’opposer au déroulé de processus cérébraux qui restent largement inconscients, même quand ils sont à l’origine d’actes volontaires (1).
L’âme du monde donne du sens
Mais qui dit arbitre dit règles, et toute cette réflexion renvoie finalement à l’existence de « lois de la nature » qui seraient encore à découvrir, ou plutôt à redécouvrir. Ainsi, il existe depuis l’Antiquité le concept « d’âme du monde », qui serait l’interface, la médiatrice entre le monde de la matière et celui de l’esprit. On le trouve chez Platon et les néoplatoniciens, puis chez les chrétiens médiévaux (anima mundi), et aussi dans l’islam (nafs al-kuliyya, ou âme universelle) ou l’Inde (shakti). C’est parce que la pensée occidentale a perdu le contact avec cette âme cosmique qu’elle se retrouve dans un monde désenchanté.
Jung a parfois assimilé l’âme du monde à l’inconscient collectif.
Cette âme est la présence du divin dans un cosmos vivant, la dimension spirituelle immanente qui imprègne et donne du sens au monde.
« Elle assure le lien entre l’Un et le Multiple, témoigne du déploiement de l’Un dans le sensible, et du retour du sensible dans l’Un comme une
« immense respiration cosmique », explique Mohammed Taleb, coauteur avec Michel Cazenave d’un livre qui fait
l’Éloge de l’âme du monde (éd. Entrelacs, 2015). Elle est
« la profondeur de notre âme », poursuit-il, et donc aussi la sophia (sagesse) gnostique ou chrétienne orthodoxe.
Pour Michel Cazenave, grand spécialiste de l’œuvre de Carl Gustav Jung, la réalisation spirituelle de l’humain (ou son salut) passait selon ce dernier par son inscription
« dans un horizon global où l’âme individuelle se trouve identique à l’anima mundi ». Dès lors, poursuit-il,
« le monde de l’âme devient de ce fait un monde objectif, c’est-à-dire un monde existant par lui-même de plein droit et dont l’imagination est l’organe à la fois de construction et de connaissance ».
Jung a parfois assimilé l’âme du monde à l’inconscient collectif, signifiant par là qu’il se trouvait dans les profondeurs de la personne humaine un horizon transpersonnel, universel, cosmique.
Entre destin et providence
Un horizon qui, il va de soi, transcende l’espace et le temps, et auquel nous accédons notamment par le processus que Jung appelait l’« imagination active », mais aussi par le phénomène de synchronicité. Cet accès, cette « conscientisation » de l’inconscient, est la condition même de notre liberté. Si nous n’intégrons pas l’inconscient dans la conscience, expliquait Jung, nous nous condamnons à voir notre vie dirigée par lui, et à l’appeler « destin ». Cette soumission à une force qui nous dépasse nourrit le fatalisme que l’on retrouve sous différentes formes dans de nombreuses cultures, du mektoub arabe au karma indien. En s’appuyant sur l’occultiste du XVIIIe siècle Fabre d’Olivet, la chercheuse Fanchon Pradalier-Roy (2) propose dans son dernier livre une intéressante plongée dans des nuances qui permettent de concilier l’apparente opposition entre destin et liberté.
L’homme est situé entre deux puissances : le destin en dessous de lui, et la providence au-dessus de lui.
« Le destin touche la partie inférieure et instinctive de la nature universelle, et son action propre est la fatalité. […] Tandis que la providence est la partie supérieure et intelligente de la nature universelle. […] Le but de la providence est la perfection de tous les êtres. » Au milieu, se trouve l’âme humaine, qui a une destinée, et
« chaque individu est travaillé par une double force, intérieure en provenance de son être (et des mondes du haut et de la providence), et extérieure, à travers la pression des événements qui exercent sa volonté [celle de l’individu, NDLR] jusqu’à ce qu’elle réussisse à dépasser les contingences pour n’obéir qu’au dessein intime de son être ! »
Ainsi, poursuit-elle, l’homme
« met du temps à comprendre que ces oppositions ne sont que des occasions nécessaires à exercer et affermir sa volonté, et à conscientiser le projet de vie qu’il porte en lui de manière inconsciente. » où l’on retrouve Jung et son processus d’individuation, se rapportant au dépassement du « moi » par l’intégration du « Soi ».
Loi d’attraction 2.0
Du côté de la science contemporaine, on s’interroge de plus en plus sérieusement sur la préexistence du futur et l’illusion du temps. Là aussi, on peut (ré)concilier le déterminisme et la liberté en considérant, sur la base des idées du physicien Philippe Guillemant, qu’à chaque instant nous avons un futur déjà déterminé, mais que celui-ci peut changer sous l’effet de nos intentions, de nos choix conscients, libres et éclairés. Cet effet produit des « commutations de lignes temporelles » au sein d’un espace-temps flexible dont la nature est, avant tout, d’être constitué d’informations.
Un grand « oui à la vie »
Pour l’auteur et éditeur Jean-Pierre Chometon, né avec un handicap, « la question du libre arbitre disparaît d’elle-même quand on dit un grand “oui à la vie”, même quand la vie est difficile ». Ayant suivi les enseignements de Ramesh Balsekar, ancien banquier devenu disciple et traducteur de Nisargadatta Maharaj, Jean-Pierre Chometon diffuse à son tour les messages des voies « non duelles » venues d’Orient. « Ramesh proposait un exercice à ceux qui suivaient son enseignement», explique-til. On choisit chaque soir un événement significatif de la journée et on cherche ce qui a causé l’événement en question, puis on se demande si on peut y faire correspondre la notion de libre arbitre. Il laissait les gens dans ce questionnement. L’idée de fond est de se laisser traverser par la vie, car tout est conscience et toute séparation est illusion. La vie est comme un fleuve et nous sommes l’eau du fleuve, qui peut se prendre par illusion pour une goutte isolée. Dès l’instant où l’on abandonne toute idée de séparation, la vie devient spontanée et la question du libre arbitre disparaît, car la liberté est dans la spontanéité. Il faut donc vivre comme si l’on avait un libre arbitre et laisser la question en suspens.
Bien que spéculatives, ces propositions trouvent un appui non négligeable dans la notion de rétrocausalité – une influence physique qui s’exerce du futur vers le présent – et dans la réalité empirique mise en évidence par la création de synchronicités, comme présentée dans le livre
Se souvenir du futur (éd. Guy Trédaniel, 2019). Il s’agit d’une véritable mise à jour de l’antique « loi d’attraction », puisqu’en effet nous serions capables d’attirer à nous, notre « meilleur » futur. Et ce futur n’est pas celui où nous aurions une grande villa dans chaque lieu de rêve sur la planète et une collection de voitures de luxe (désolé !), mais bien plutôt celui où nous vivons en harmonie avec nos semblables et la nature qui nous entoure, en bonne santé et pleinement épanouis.
Nous « vivons », écrit au présent parce que ce futur existe déjà, tout comme on lit dans l’Évangile de Marc :
« Tout ce que vous demandez en priant, croyez que vous l’avez reçu, et vous le verrez s’accomplir. » Croyez que « vous l’avez reçu », et non que « vous le recevrez », car cela est déjà accompli. Mais c’est bien en nous reliant à notre être intérieur, au Soi jungien, que la jonction entre l’âme individuelle et l’âme collective s’opère et permet cet accomplissement, transcendant les limitations de l’espace et du temps.
Retrouver sa voie vers la Source
Coachs et médiums nous confirment également qu’il est possible d’intégrer les notions de destin et de libre arbitre. La Canadienne Lise Bourbeau le résume ainsi :
« Au niveau matériel, c’est-à-dire aux plans physique, émotionnel et mental, le libre arbitre existe. Au niveau spirituel, il n’existe pas. Au niveau matériel, l’humain a la possibilité de vivre toutes les expériences qu’il veut, aussi longtemps qu’il le veut. Tandis qu’au niveau spirituel, il n’y a qu’une seule possibilité : retrouver sa voie vers la Source de toute lumière. » Pour sa compatriote médium Sylvie Ouellet,
« le plan déterminé par l’âme et ses guides ne fixe pas notre destinée statiquement. Il constitue plutôt l’évocation de certains embranchements importants que nous pourrons vivre en tant qu’âme incarnée. Ces embranchements sont des situations d’apprentissage cruciales, mais ils demeurent des hypothèses tant que nous n’y sommes pas confrontés dans la matière et tant que nous n’avons pas fait le choix conscient de suivre cet embranchement. De plus, l’issue de chacun de ces embranchements dépendra des choix que nous allons y effectuer ». Quand on a vécu une épreuve de vie aussi difficile que la perte d’un enfant, la question du destin prend un tour particulier. Fallait-il en passer par là ? A-t-on choisi de vivre de telles souffrances ? Pour Armelle Six – qui a vécu cette épreuve –, c’est au croisement du libre arbitre et du destin que l’on trouve sa liberté (3).
« Ce que je vis aujourd’hui ou ce que je vois pour mon futur correspond aux sentiments que j’avais quand j’étais petite : aider les autres, amener plus de justice, etc., explique-t-elle.
Cela se passe parce qu’à chaque instant je fais des choix qui correspondent à qui je suis, mais chaque instant est aussi une possibilité de tout renverser. Nos choix peuvent être le fruit de nos conditionnements, de notre héritage génétique, etc., mais ils peuvent aussi réécrire tout cela. La perte de mon fils a été un déclencheur qui m’a mise sur une voie que je pensais suivre par les études. Le chemin pour arriver à ce que je suis n’était pas celui que je pensais, mais la destination est bien celle que j’envisageais », conclut-elle.
(1) Jean Staune,
Explorateurs de l’invisible, éd.Guy Trédaniel, 2018, 21,50 €
(2) Fanchon Pradalier-Roy,
L’amour au-delà de la rencontre, Éd. Amalthée, 2018, 20 €
(3) Robert Eymeri,
Le bonheur quoi qu’il arrive, Éd. Points, 2018, 7 €