Dans la pizzeria qui nous
accueille, le prosaïque
des nourritures terrestres
croise l’éternité des pensées
philosophiques qui nous
accompagneront durant
tout l’entretien. Ce
« hors temps
» est brièvement
traversé d’incursions discrètes de personnes qui
reconnaissent notre philosophe et viennent le
remercier pour ce qu’il éveille au travers de ses écrits
et conférences. Jusqu’alors, je n’avais interviewé
Alexandre Jollien que par Skype, durant son séjour
en Corée du Sud, où il a vécu trois ans en famille,
avec sa femme et ses trois enfants, pour approfondir
sa quête spirituelle. L’écran faisait… écran. En
face-à-face, je suis touchée par sa pleine présence,
où il n’hésite pas à se montrer tel qu’en lui-même,
à la fois sage et vulnérable. D’un bloc. À nu. Il est
fébrile : demain, il va côtoyer la grande faucheuse
et cet étonnant métier de croque-mort lors d’un
stage de sensibilisation pour un film qu’il tournera
avec son cher ami, Bernard Campan. Nous avons
donc devisé sans artifices de l’immortalité de l’âme,
du tourment des passions et autres adversités,
propres à notre nature humaine.
Profondément, dramatiquement, merveilleusement humaine.
« Qui cherche le Bouddha sans aspirer au réel, battra la campagne comme un stupide crétin », clamait
Fa-hai, sage bouddhiste de l’école Tch’an, qui fait partie des nombreux inspirateurs de son itinéraire spirituel. Né le cordon ombilical autour du cou, atteint d’athétose, une infirmité motrice cérébrale, Alexandre Jollien compose avec le réel depuis l’enfance… avec philosophie (au propre comme au figuré) pour
« dégager un chemin vers le fond du fond » où, comme l’affirment le zen et la tradition mystique, notre vraie nature réside, tissée de joie, de paix et d’amour. Ce partage, où il est allé puiser dans les tréfonds de l’être, a (r)éveillé en lui l’envie d’écrire, alors qu’il était en proie depuis des mois au vertige de la page blanche. Il a demandé une feuille et un stylo… et a commencé à déposer sur le papier les premières lignes d’un livre à venir.
Vous allez participer à un film de Bernard Campan où la mort est au coeur du scénario. Quel rapport entretenez-vous
avec celle-ci ?
L’idée de la mort, cette grande inconnue, ne me fait pas peur. Je l’envisage plutôt tranquillement et je la vois comme une délivrance. C’est davantage l’idée de perdre un proche qui m’effraie.
Cette tranquillité est-elle le fruit de votre cheminement ou a-t-elle toujours été là ?
Ah non ! Longtemps, la mort m’a terrifié. Il suffisait que je croise un corbillard pour que cela me plonge dans un profond mal-être. Mais la vie m’a un peu guéri en me donnant comme ami un croque-mort. Je l’ai attentivement écouté parler de son métier et regardé prendre soin des morts, avec tendresse. Presque malgré moi est née, peu à peu, une grande confiance. Au milieu des cercueils, dans la chambre froide, j’ai compris que le corps n’était pas un boulet, qu’il était un instrument de l’éveil, et que désormais la tâche serait d’y célébrer la vie. Depuis, toujours le même appel s’impose :
il n’y a pas de temps à perdre, il faut pratiquer !
Chaque instant est un cadeau qu’il nous incombe
d’apprécier à fond. La précarité de l’existence
m’effraie et m’émerveille tour à tour.
Lors de votre séjour en institution
spécialisée de 3 à 17 ans, en raison de
votre handicap, vous avez été confronté
prématurément à la mort. Est-ce que
cela a influencé votre vision ?
En effet, à huit ans, j’ai été confronté à la mort
d’une de mes camarades, Trissia, qui souffrait
d’hydrocéphalie. Cette rencontre prématurée avec
la mort et la souffrance m’a à la fois grandi et traumatisé.
Dans cette chambre glauque où ma camarade
était allongée dans un cercueil, j’ai ressenti un
appel radical, qui m’a orienté vers la vie spirituelle. J’ai senti dans ma chair que, sans une quête intérieure,
je serais foutu.
Il faut encore
avoir du chaos
en soi pour pouvoir
enfanter d’une étoile
qui danse.
À l’aune de votre cheminement à la fois
philosophique et spirituel, croyez-vous en une forme de pérénnité de l’âme ?
Je ne crois pas, en tout cas, dans une permanence
de l’ego, de notre personnalité, mais je crois à une
part de nous indemne qui subsiste par-delà la
mort… même si ça reste une énigme. Face à cette
question, difficile de
« faire le beau » : nous sommes
tous concernés. Impossible de passer par-dessus.
Or, dans notre société, la mort est très largement
cachée et taboue.
Il y a un an vous rentriez de Corée du Sud,
où vous a mené votre quête spirituelle.
Comment s’est passé votre « retour » ?
On a l’impression que le départ est le plus dur, mais
c’est le retour qui est le plus difficile ! Le danger,
c’est de revenir à la case départ. Là-bas, j’ai fait une
retraite zen de trois mois dans la forêt qui ne s’est
pas très bien passée… Durant ce retrait du monde, la peur de mes fantômes intérieurs a violemment resurgi. J’ai alors pris conscience que le zen n’a pas vocation de guérir. Il doit être gratuit, car la charge thérapeutique provoque une attente démesurée qui aboutit forcément à une désillusion. Le vrai cadeau, c’est de s’ouvrir au réel. J’ai donc guéri de l’idée même de guérir (rire) ! Se couper du monde, c’est aussi couper les vannes du « robinet » relationnel ; c’est une fuite. Je suis retombé sur mes pattes, en revenant aux philosophes. La grande santé, c’est d’intégrer ses blessures, ses traumatismes.
Vous invoquez, notamment dans vos conférences, la « sagesse espiègle ».
De quelle nature est-elle ?
Ce que j’appelle la sagesse espiègle réside dans une pacification des troubles et des tourments. Ce qui ne signifie pas, pour autant, qu’il faille les purger de l’existence ! Comme dit Nietzsche,
« il faut encore avoir du chaos en soi pour pouvoir enfanter d’une étoile qui danse ». Le chaos peut devenir un lieu fécond. Je me souviens d’un metteur en scène qui disait à ses acteurs :
« Où est le bobo de ta vie, où est-ce que ça fait mal ? », les exhortant à s’en imprégner pour entrer dans leurs rôles. Une fois ce
« bobo » identifié, l’idée est de construire sa vie, son art, autour de cette blessure qui vient alors contaminer positivement notre façon d’être. Je suis parti en Corée avec une vocation
« orthopédique » : je pensais qu’en suivant la prescription d’un maître, j’allais guérir et avoir ensuite une petite vie
« pépère ». Que j’allais terrasser la vulnérabilité… mais la vulnérabilité, c’est l’humanité ! Lorsqu’on cultive le fantasme que l’on peut avoir une autre vie, on s’écarte de la vie, finalement.
Que vous a alors apporté la vie en Corée ?
La non-maîtrise de l’existence. J’ai découvert que lorsqu’on lâche les rênes de sa vie habituelle (de son confort, de ses habitudes), ce n’est pas forcément une catastrophe. La pratique quotidienne de la méditation m’a enseigné la non-fixation, un rapport plus conscient au présent. Au-delà de ça, j’ai appris un peu le coréen… (Il fait silence) Et le fait d’avoir été étranger en Corée m’a sensibilisé à ce que peuvent vivre les étrangers dans mon propre pays. Même si j’ai dû lutter pour obtenir un visa (nous) permettant de rester là-bas, cela n’a rien à voir avec ce que les réfugiés endurent. J’ai eu la chance d’être accueilli, soutenu et aidé, c’est donc une invitation à m’inscrire dans cette même dynamique avec les personnes qui s’installent ici.
J’ai compris que le corps n’était pas un boulet, qu’il était un instrument de l’éveil.
Votre pratique mêle zen et religion chrétienne ; comment s’opère l’alchimie entre les deux ?
La méditation me permet de faire le pont entre les deux. En effet, celle-ci conduit au silence et dans le silence, il peut y avoir une prière. Une disponibilité à la transcendance.
Lors d’un autre entretien, vous m’aviez confié la souffrance de vous astreindre à la méditation, d’apaiser votre esprit mais aussi votre corps en raison de votre handicap. Éprouvez-vous toujours les mêmes difficultés à force de pratiquer ?
Je pratique au quotidien, mais j’y attache moins de poids, moins d’exigence. Je le vis davantage comme une manière d’être et de me ressourcer, et non plus comme une performance. Je prends soin de laisser décanter l’esprit. De voir ce qui a été essentiel et de laisser s’en aller ce qui me rétracte. Il s’agit à chaque fois de mourir à soi. Ce faisant, j’expérimente l’abandon. L’énergie du zen m’a montré que si on passe sa journée sous un mode émotionnel, on s’installe dans les montagnes russes du mental.
C’est épuisant ! La méditation a pour vocation de nous recentrer sur le présent. Cela m’a appris à vivre l’existence comme dans un
« toboggan » ; de me laisser aller à la vie, dans les hauts et les bas, plutôt que de m’attacher à un résultat, à une destination
« préfabriquée ». C’est un peu à l’opposé du développement personnel. Le maître, c’est la vie ! (...)