« Notre vie la plus authentique n’est que lorsque nous sommes conscients dans nos rêves », assurait l’écrivain Henry David Thoreau. Éveiller les rêves pour s’éveiller, tel est le chemin proposé par le yoga du rêve ! Longtemps réservé aux seuls initiés, cet enseignement issu du bouddhisme tibétain s’ouvre aujourd’hui pour accompagner l’éveil de conscience nécessaire dans notre monde en transition. Comme le tiers de notre vie est consacré au sommeil, l’idée est de mettre à profit ce temps pour progresser sur la Voie.
« La pratique (du yoga du rêve) nous permet de développer une conscience plus grande de chaque instant. Moins sous l’emprise de nos préoccupations habituelles, nous accédons à une continuité de présence qui nous permet de rester pleinement conscients dans le rêve, comme dans l’état de veille. Nous sommes alors capables de répondre aux événements du rêve de façon créative et positive, et pouvons accomplir diverses pratiques dans l’état de rêve », souligne Tenzin Wangyal Rinpoché (1), qui transmet cette voie.
La conscience au sein du rêve permet de briser les chaînes du conditionnement. Cette pratique a un mouvement double : le travail de conscience diurne (alimenté par la méditation) vient nourrir le foisonnement de notre force créative nocturne, l’apprivoiser sans brimer son génie, sauvage par nature... Et le rêve éclairé de clarté inspire nos journées. L’homme conscient peut rêver et le rêveur devenir conscient ; ce qui permet de « goûter » au continuum de conscience qui campe au cœur de la vision bouddhiste.
Une mort de rêve
Contrairement à la conception occidentale qui oppose la vie et la mort, la tradition tibétaine s’appuie, en effet, sur un continuum de l’existence, qui est une suite d’états de conscience ou champs d’expérience appelés bardos : bardo de la vie, bardo du rêve, celui de l’état méditatif, celui du moment de la mort, celui où l’esprit peut reconnaître sa propre nature, et celui du devenir (globalement l’intervalle entre une existence et la suivante). Pour le yoga du rêve, apprendre à rêver, c’est aussi apprendre à mourir.
« Si nous ne pouvons pas rester présents pendant le sommeil, si nous nous perdons chaque nuit, quelles sont nos chances d’être conscients au moment de mourir ? Examinez votre manière de rêver, vous saurez ce qu’il adviendra de vous à la mort », fait remarquer Tenzin Wangyal Rinpoché. En d’autres termes, si dans vos rêves vous réagissez de manière claire, lucide, positive, alors il est très probable que vous réagirez de la même manière au moment de la mort.
« Toujours et partout, les humains ont eu à franchir deux passages majeurs dans la vie, au cours desquels notre esprit habituel semble se dissoudre et entrer dans un royaume radicalement différent. Le premier passage est le sommeil, le second est la mort. Ce sont des zones d’ombre de l’ego », enseigne le dalaï-lama. Zones d’ombre dans lesquelles nous pouvons apprendre à « naviguer » avec lucidité, afin de les mettre en lumière, au propre comme au figuré.
Lors des « passages » de ces bardos, l’enjeu est d’entretenir des conditions favorables pour que l’être puisse s’ouvrir à ce que cette tradition appelle la « claire lumière », nature fondamentale de l’esprit. Ce qui se traduit, plus spécifiquement concernant l’état de rêve (appelé
milam bardo), par une pratique du yoga du rêve, celui-ci éveillant une lucidité affûtée au cœur du songe. Une préparation active au grand passage du bardo de la mort.
Devenir le maître des illusions
Cette acuité est essentielle, d’autant que rêve et mort semblent liés par un phénomène étonnant : tous les verrous sautent, tous les filtres disparaissent. On se retrouve donc face à un « absolu » de soi-même. Émotions, travers et autres frustrations sont passés à la loupe.
« Si nous n’avons pas conscience que nous sommes en train de rêver, nous pouvons être submergés par ce qui se produit dans le rêve », alerte Rob Nairn dans son livre
Living, Dreaming, Dying, wisdom of Tibetan psychology.
Il poursuit :
« Lorsque nous reconnaissons être en train de rêver, nous sommes libres, et pouvons faire ce que nous voulons, voler dans les airs, passer à travers les montagnes, changer les paysages, changer les monstres en anges, parce que ce rêve est le nôtre, nous avons mis fin à son autonomie et intégré son pouvoir. » Nous ne sommes plus alors le jouet du rêve, nous devenons le maître des illusions ! Cette liberté acquise dans l’état de rêve pourra alors nous accompagner dans la mort, car des processus similaires, bien que d’intensité différente, sont à l’œuvre dans ces deux états.
Au moment de la mort se produisent de puissants changements psychophysiques, qui donnent lieu à des expériences intérieures profondes. Selon le bouddhisme tibétain, nous expérimenterons tous, lors de ce passage, les mêmes états hypnagogiques qui accompagnent le moment de l’endormissement. Notre psychologie va directement influencer ce qui nous apparaît. Nos nuits représentent, par conséquent, un lieu d’entraînement puissant de l’esprit.
La « pratique de la nuit »
Cette technique de yoga du rêve inclut aussi bien la recherche de rêves lucides que des exercices de relaxation, visualisation et concentration, en vue de développer la vigilance et l’éveil. Dans la branche Dzogchen, familiarisée depuis des millénaires avec des expériences de rêve lucide et les phénomènes parapsychiques tels que la télépathie et la prémonition, le conseil du maître à l’élève est de ne pas s’attacher à l’expérience, mais de l’envisager dans le contexte de la quête d’une transformation spirituelle, afin de ne pas faire de cette expérience extraordinaire un « gadget » ou un amusement.
En pratique, le yoga du rêve déploie tout un art de l’attention portée aux états de conscience manifestés dans ces mondes « intermédiaires » ; entre la conscience ordinaire avec ses dualités et la pure conscience sans dualité. La clé de ce « yoga du rêve » est de s’efforcer de rester conscient jusque dans l’état de sommeil. Jusqu’à se retrouver, ensuite, dans un état de conscience lumineuse au creux du rêve... Pour toucher, en toute lucidité, la lumière naturelle de l’esprit. Le développement des capacités pour le yoga du rêve est corrélé à la pratique diurne de la méditation, permettant d’entraîner la conscience lucide.
Si l’on se réfère à cette pratique yogique de la nuit, on peut classer les rêves, grosso modo, en deux catégories : le rêve karmique et le rêve de clarté. Selon la vision bouddhiste, en plus des rêves qui reflètent le karma de notre vie actuelle (incluant nos tensions, conflits, etc.), les rêves karmiques peuvent être reliés à nos vies antérieures.
« Par exemple, si, dans une de mes vies passées, j’ai été assassiné, je peux continuer à rêver dans cette vie-ci que l’on m’assassine », explique ainsi Namkhaï Norbu Rinpoché, qui enseigne le Dzogchen et le yoga du rêve en Occident.
L’autre catégorie est celle du rêve de clarté. Tout le monde peut en faire, parce que chacun de nous posséderait « un potentiel infini », caractéristique de l’esprit naturel. Il arrive d’ailleurs que le rêve de clarté se manifeste hors de toute technique particulière.
« Si vous effectuez la “pratique de la nuit”, des rêves de clarté se manifesteront non seulement occasionnellement, mais régulièrement, et vous vous familiariserez avec eux », souligne néanmoins Namkhaï Norbu. Dans ces rêves extraordinaires, peuvent se manifester des conseils et prévisions pour l’avenir. Ils éclairent alors notre chemin de vie de leur lumière. Comme le conseille le bouddhisme :
« Reconnaissez vos rêves et transformez l’illusion en luminosité. » À l’éveil de vos rêves !
Éveiller la clarté par la méditation
Dans la « pratique de la nuit » propre au yoga du rêve, l’enjeu est de se libérer des limitations du corps physique pour entrer dans le corps énergie du rêve, nettement plus vaste. Dans le bouddhisme tibétain, il existe des techniques, complexes, pour développer la clarté de conscience durant l’état de rêve (notamment en visualisant des voyelles sacrées afin de rester conscient en rêve ou de s’en souvenir). Sans être un initié, on peut aiguiser cet éveil au creux du sommeil grâce à la méditation. À l’instar du rêve, elle est un outil fantastique pour nous libérer de la toute-puissance de la rationalité. En stage, le lama tibétain Tarab Tulku propose, entre autres exercices, de travailler sur l’idée d’un verrou cassé sur une porte. En état de méditation profonde, chacun est invité, à plusieurs reprises, à visualiser qu’il répare ce verrou, voire qu’il le transforme... avant d’importer cette expérience en rêve pour toucher du doigt la lucidité.
Pour s’exercer, on peut aussi apprendre à voler, d’abord via la visualisation en état méditatif, avant que cela ne se propage au rêve. Certaines fois, le rêveur est d’abord conscient qu’il vole, puis il devient soudain lucide ; d’autres fois, il devient lucide et essaie de voler. Une fois que l’on parvient à voler en rêve, il est plus facile de progresser ; on peut aller toucher consciemment le sommet de l’arbre ou de la montagne, par exemple. C’est une bonne porte vers la lucidité onirique, qui campe au cœur de la pratique du yoga du rêve. Il semble ainsi que les moines tibétains fassent souvent des rêves de vol... Quand un lama n’y parvient plus, on lui dit :
« Tes chevaux de vent sont fatigués, ils ne volent plus. » On l’invite alors à s’isoler en altitude, afin qu’il médite des rêves de vol. Quand il revient au monastère, les chevaux de vent volent à nouveau... S’exercer par la méditation profonde semble donc être fructueux pour devenir un yogi du rêve !
(1) Tenzin Wangyal Rinpoché,
Yogas tibétains du rêve et du sommeil, Éd. Claire Lumière, 2008.