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Écrire
son
récit
de
vie…

Le service de cancérologie de l’hôpital de Chartres propose aux patients en fin de vie d’écrire leur histoire avec l’aide d’une biographe. L’occasion de faire un bilan de sa vie et de transmettre ce récit à ses proches, une fois parti.
Écrire son récit de vie…
Fin de vie
Monsieur Gilles promène à petits pas sa perfusion à roulettes dans le large couloir, entre dans ce qui ressemble à une chambre d'hôpital, s'assoit, réajuste ses bretelles et braque un regard impatient vers son interlocutrice. Au portemanteau, une blouse blanche, et face à lui, une biographe.
Point de blouse ni d'examens médicaux, juste un stylo et un grand cahier bleu. Point de maladie non plus, ce n'est pas le sujet. M. Gilles, 68 ans, « papi trois fois », est là pour son « petit bouquin », comme il l'appelle. Tous les quatorze jours, c'est le même rituel. Une fois lancée la séance de chimiothérapie, il file à son tête-à-tête avec Valéria, pour ajouter quelques pages de plus à son récit de vie, et faire grandir le petit bouquin.

Depuis 2007, le service de cancérologie du centre hospitalier Louis-Pasteur de Chartres propose aux patients en situation non curative d'écrire l'histoire de leur vie, récit à une voix, celle du malade, et à deux mains, celles de Valéria Milewski, biographe. Une démarche qui tient en un proverbe, griffonné sur le tableau de son bureau : « Quand tu ne sais pas où tu vas, regarde d'où tu viens ». Le fil conducteur d'un complément à la médecine allopathique : « Bâtir avec ces personnes morcelées un tuteur sur lequel ils peuvent se reposer, au moment où les circonstances de leur vie font émerger un fort besoin de spiritualité, de transmission, de bilan », témoigne la biographe.

Dans une autre vie, Valéria Milewski, 45 ans, longs cheveux noirs et port altier, écrivait pour le théâtre. Des drames. Lassée, elle s'inscrit comme écrivain public en 2005 afin de poursuivre l'idée qui lui trotte dans la tête. C'est deux ans plus tard qu'elle vient présenter son projet à Louis-Pasteur. Le pacte est scellé : « On n'a pas d'argent mais on le fait ! » Quarante livres plus tard, le pacte tient toujours.

Il est midi moins le quart, la biographe propose de clore la séance. M. Gilles fait la sourde oreille et poursuit, bavard, la discussion. A l'ordre du jour, pêle-mêle, son permis poids lourd, parce que ses « petits enfants doivent savoir que papi avait toujours ses 12 points », les travaux dans le mobile home qu'il ne veut pas se résoudre à quitter, ou les tracas causés par son traitement lorsqu'il se met à l'ouvrage, lui qui continue d'enfiler son bleu de carrossier-mécanicien, et travaille encore « à 20 % ». Sans entamer la bienveillance rieuse de la biographe, la séance s'étire, comme pour faire durer le plaisir et retarder le retour en salle de soins.

Deux ans et demi qu'il « s'est mis au travail. On a démarré doucement, puis amplifié, je retrouve des détails oubliés », explique-t-il. Des détails pour les suivants, ses enfants et ses petits-enfants. « Ils ne connaissent rien de moi, je n'ai pas toujours été présent, j'ai beaucoup travaillé. J'explique comment je m'y suis pris dans la vie, comment j'ai fait pour m'en sortir. » Une sorte de « recueil de bonnes idées... et de mauvaises aussi ! Ça sera "le bouquin à papi" », sourit-il.

Dans cette urgence de transmettre, à chaque patient son message. Le quotidien et ses leçons pour M. Gilles, une volonté de prévention pour Clarisse-Andrée Essah-Mbarza, 49 ans. Loin de chez elle, c'est en France, où elle visitait un proche, qu'elle a appris la gravité de sa maladie. Une hospitalisation d'urgence, et la voilà contrainte de rester. Alors son livre à elle sera l'histoire d'une révolte contre l'injustice de vivre dans « un pays, la Centrafrique, où l'on nie la maladie », où l'on est passé à côté de la sienne. « Sortir de ce silence qui tue, pour que ça serve aux autres », expose-t-elle calmement. Presque de la politique. Et une occasion de mobiliser son énergie et son temps, face au déracinement et à la solitude, pour « vivre la maladie différemment et se sentir allégée » : Clarisse-Andrée écrit chez elle les textes et les reprend ensuite avec la biographe.

A l'hôpital, le récit est sous l'emprise du temps. M. Gilles et Clarisse-Andrée ont noirci plusieurs cahiers, mais la majorité des patients s'arrêtent à quelques pages. Les narrateurs ne prononcent pas le mot « mort », n'évoquent pas leur propre départ. Si la question de la souffrance ou de l'issue de la bataille affleure discrètement, entre les lignes, l'idée n'est pas de conclure sa vie. « Ce n'est pas un testament. Avec Valéria, on fait un bouquin, point », résume M.Gilles. « La maladie n'occupe le plus souvent que quelques lignes dans les récits », souligne Valéria Milewski. Ce n'est pas une dernière confession, pas une psychanalyse non plus. « Ce n'est pas ici que les gens creusent leur souffrance psychologique », note-t-elle.

Pour le corps médical, qui se bat pour pérenniser l'expérience, la biographie « thérapeutique » a ses vertus. « Cela change le regard de la médecine, la remet à sa place », décrit le docteur Solub. « On parle d'un sujet au terme de sa vie et plus seulement d'un corps en fin de vie. » Les récits demeurent confidentiels, ils ne les lisent pas. « Ça leur appartient, note Chantal Thaluet, cadre infirmier. Ne pas connaître leur histoire, c'est rester objectif dans notre écoute. » Il est 17 heures. Le pas précaire, Clarisse-Andrée repart dans son élégant boubou ; bientôt, M. Gilles réajustera ses bretelles et rentrera lui aussi chez lui. Sur la route, ils penseront peut-être à ce qu'ils ont encore à dire, à leur petit bouquin.


Un livre qui « m'a aidée à faire le deuil »


Moment important pour les proches, la remise du livre intervient au plus tôt huit mois après le départ du malade. « Après le deuil, pour ne pas aviver la douleur », explique Valéria Milewski.

Christiane C., 68 ans, a reçu en février 2012 le livre de son mari, décédé en septembre 2010. « J'avais hâte de le lire mais je me suis laissé un petit moment. Je craignais d'être trop émue, dit-elle. Début avril, je l'ai emmené avec moi pour le lire au Pays basque, où nous avons un appartement et où nous allions ensemble. » La lecture a d'abord été difficile. « J'avais beaucoup d'attentes, j'imaginais qu'il allait parler de notre vie familiale. » Or, « il ne parlait pas beaucoup de nous. Il y parle de sa jeunesse douloureuse, un tabou qu'il évoquait très peu, il y positive beaucoup de choses, notamment sa relation avec son père. Ça l'a ouvert et lui a fait du bien, c'est très net ».

Aujourd'hui, elle considère que cela l'a elle-même « aidée à faire le deuil ». Avec ou sans le livre ? « Avec », répond-elle dans un sourire ému. « Cela a mis en lumière que nous étions dans des registres différents. J'attendais autre chose mais j'ai aimé le lire, et je suis heureuse de le transmettre à mes enfants. » Le livre va donc continuer sa vie entre les mains de ses deux fils. « Le premier l'a lu et m'a dit que cela l'aidait à comprendre certaines attitudes d'un père qui ne câlinait pas, qui ne jouait pas, au regard de son histoire. Je suis heureuse qu'il ait pu faire ce constat-là. Et j'espère que ce livre deviendra un support de dialogue avec mes fils, pour reprendre certaines choses avec eux. »

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