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«
Attraper
la
chance
»

Le chamanisme est souvent abordé en Occident de manière simpliste. On a tendance à oublier que cette pratique s’enracine localement dans des systèmes de croyances. L’anthropologue Rama Leclerc présente ici la notion de niwë chez les Indiens Shipibo d’Amazonie péruvienne.
« Attraper la chance »
Nature
La notion de niwë chez les shipibo-konibo d’Amazonie péruvienne me semble fondamentale dans la culture de ce peuple.
Le terme niwë signifie aussi bien « air », « vent », « fluide », « odeur », que « humeur » (dans un sens médical) ou « sueur ». Concrètement, le niwë, c’est l’idée d’un fluide d’énergie circulante et englobante que l’on peut charger ou programmer, qui pénètre les individus et qui peut être utilisé à des fins positives ou négatives. Ont un niwë, faible ou fort, perceptible ou non à la vision ordinaire, tous les êtres, humains morts ou vivants, plantes, animaux, minéraux, ainsi que les phénomènes météorologiques, les lieux naturels habités par un yoshin, c’est-à-dire un esprit. Les objets inanimés, des matières telles que le fer ou certaines odeurs peuvent avoir un niwë fort et parfois contaminant. En réalité, cette énergie a une vie propre dans le sens où elle peut changer et provoquer des événements dans la vie d’une personne mais seulement si elle est chargée au préalable d’une intention. Dans ce cas, elle devient l’exhalation, la projection, l’extension d’une conscience qui émane d’esprits incarnés ou désincarnés.


Chance et malchance


Le niwë nous amène directement à examiner les notions de chance et de malchance, que l’on retrouve chez beaucoup de peuples traditionnels à travers le monde et sur tous les continents. Chez les Shipibo, la chance et la malchance sont conçues comme résultant d’un niwë respectivement positif (jakon niwë) et négatif (jakonma niwë) que dévoilent des marqueurs matériels contenus dans le corps d’une personne et émis par celui-ci. Une personne chanceuse est pénétrée d’un niwë qui dégage une odeur parfumée (inin) et attractive ; à l’inverse, la malchance est véhiculée par un fluide désagréable voire nauséabond (pisi) donc repoussant. Seul le curandero a la capacité de percevoir consciemment ces odeurs, tandis que pour le commun des mortels, elles sont imperceptibles même si elles développent des effets concrets.
Plus précisément, une personne atteinte de malchance est considérée comme étant infestée d’une sorte de fluide contagieux. De ce fait, elle repousse ses semblables et attire quantité de problèmes difficiles à surmonter. Elle est constamment épuisée et tout ce qu’elle entreprend échoue : dilapidation de tous ses biens matériels, maladie ou mort soudaine d’un proche, etc. Les pensées deviennent négatives (jakonma shinanya) et il s’ensuit un isolement total puisque tout le monde se détourne d’elle. Il en résulte une situation sociale, économique, physique et psychologique déplorable.
A l’inverse, une personne porteuse du fluide de la chance vit heureuse et a de bonnes pensées (jakon shinan). D’humeur toujours joyeuse, elle entretient des relations harmonieuses dans sa vie conjugale, familiale, sociale et professionnelle. Tout ce qu’elle entreprend réussit. Elle est toujours entourée de ses proches et reçoit des visites. Ce dernier point est très important car chez les Shipibo, les critères de félicité signifient la bonne santé, particulièrement en tant qu’être social. Une personne seule et isolée ne peut aucunement être heureuse, à moins qu’il ne s’agisse d’un isolement volontaire requis pour mener à bien une initiation chamanique. Dans ce sens, les Shipibo aiment à répéter qu’un plat est meilleur lorsqu’il est partagé avec des commensaux. En revanche, manger seul diminue la saveur du met préparé. La malchance peut s’attraper de manière directe ou indirecte. Le contact avec une personne déjà infestée ou avec l’urine et les excréments d’un vautour est une voie de contamination directe. Parce que le vautour mange des chairs pourries, trouvées dans les ordures ou en pleine nature, il est intrinsèquement contaminateur de maladies infectieuses donc porteur de malchance. De manière indirecte, un individu peut recevoir le fluide négatif d’une personne qui veut se venger d’un méfait passé ou éprouve de la jalousie à son égard. En effet, une personne chanceuse qui réussit socialement risque de faire des envieux. Elle est une offense et une provocation pour certains ; alors une personne jalouse peut aller voir un yobë (sorcier) pour qu’il envoie un mauvais sort au provocateur. Ce mauvais sort se visualise comme des objets invisibles implantés dans le corps récepteur et un niwë chargé négativement.
Enfin, la malchance s’attrape n’importe où et n’importe quand ; il suffit d’être en contact avec un niwë rejeté dans l’atmosphère ou des vêtements et des objets qui en sont imprégnés. En effet, ce niwë négatif, extrait du corps par des remèdes de plantes ou le travail du chamane, est rejeté dans l’air ambiant. Il y reste jusqu’au moment où une personne, un nouveau corps en deviendra le réceptacle.
Pour guérir de la malchance, plusieurs remèdes sont possibles. S’il s’agit d’une légère malchance, des bains de remèdes végétaux suffiront. Pour une malchance aiguë, il faudra faire appel aux services d’un chamane dont les chants permettront de nettoyer totalement le corps et l’esprit en en chassant le niwë négatif.
Le fait d’être contaminé ou non par la malchance dépend de la résistance physique. On considère qu’une personne au « sang fort » (koshi jimi) est toujours en bonne santé et qu’à l’inverse, une personne au sang faible (yosma jimi) est plus sujette aux maladies, aux sorts, au niwë négatif, etc. La force du sang s’hérite de la mère, qui, pendant la grossesse, peut avoir absorbé des plantes qui renforceront les défenses de son corps et celui du foetus. Parallèlement, l’enfant hérite aussi du sang faible de sa mère et le cas échéant, peut être contaminé par la malchance dont elle est atteinte. Comme la qualité du sang de la personne, s’acquiert uniquement de la mère, lorsque l’enfant grandit le père peut faire suivre une diète végétale à son enfant afin qu’il renforce ses aptitudes à la chasse, à la pêche et sa résistance physique, s’il s’agit d’un fils. Cette diète lui permettra d’augmenter un niwë propice à accroître son attraction et son pouvoir de séduction face au gibier et aux poissons. A l’âge adulte, à tout moment, une personne a la possibilité d’accroître la qualité de son sang par l’usage de plantes appropriées.
De même qu’une personne reçoit à son corps défendant le niwë de la malchance d’une autre personne, le niwë positif de la chance peut être extrait volontairement du corps de l’individu fortuné pour se l’approprier. C’est pourquoi, lorsque j’assistais à des cérémonies nocturnes d’ayahuasca auprès de curanderos n’appartenant pas à la parentèle de ma famille d’adoption, mes proches shipibo craignaient pour ma santé et m’avertissaient à chaque fois : « Ten mucho cuidado que no te saquen tu suerte en ayahuasca (Fais bien attention qu’ils ne prennent pas ta chance pendant la cérémonie) ». C’est le chamane qui a la capacité d’aspirer par sa bouche le fluide de la chance d’une personne, à des fins personnelles ou pour le bénéfice d’un tiers. L’esprit et le corps de la victime restent alors vides. De la même façon, il a la capacité de soutirer le niwë chargé de pouvoirs et de connaissances du jeune apprenti fraîchement sorti d’une diète initiatique, pour se l’approprier.
En ce qui concerne le niwë de la chance, il est inné ou acquis. Il peut être introduit dans le corps d’une personne et entretenu par des bains de plantes et/ou le travail du curandero.
En somme, on pense qu’une personne touchée par la chance ou la malchance est porteuse respectivement d’un niwë positif ou négatif qui entraînent des modifications de ses relations sociales. Ainsi, une personne contaminée de malchance est le noyau d’un mouvement centrifuge où le niwë négatif qu’elle porte en elle repousse les humains et le « bonheur », tandis que le porteur du niwë positif de la chance est celui d’un mouvement centripète qui attire quantité de personnes et de situations positives. Dès lors, l’important est de trouver un juste équilibre entre la circulation de ces deux niwë. En effet, les deux positions extrêmes sont insoutenables car si l’infortune engendre un isolement total et forcé de la personne, trop de chance suscite la jalousie, l’envie et finalement, le mauvais sort venant couper l’état de grâce.


Autres contaminations énergétiques


On l’a bien compris, le niwë est une source tant de santé que de maladie. Lorsqu’un niwë non-humain ou celui d’un chamane s’introduit et se diffuse dans un corps physique étranger, il provoque des désordres internes dans le corps réceptacle. Le contact avec le niwë d’un animal ou d’une plante au yoshin fort est nuisible pour celui qui le reçoit parce qu’il est autre : différence de densité (forte charge de pouvoir), de contenu olfactif et surtout de température. En effet, le niwë trop chaud, comme celui d’un curandero, ou trop froid, comme celui d’un esprit de mort, affecte fortement les personnes. Un niwë neutre est donc un niwë tempéré, c’est-à-dire proche de la température habituelle du corps humain.
La contamination énergétique est plus courante chez les enfants en bas âge, plus fragiles du fait que leurs perceptions sensorielles ne sont pas encore formatées par l’apprentissage culturel.
Finalement, les contaminations énergétiques et les modes de circulation du niwë imposent aux humains un comportement réservé tant vis-à-vis du curandero que des non-humains, entités, animaux, plantes, qui, à l’inverse, sanctionnent une promiscuité incongrue, une relation déplacée. C’est tout un code de relation avec son environnement dont le jeune shipibo devra faire l’apprentissage.

À
propos

auteur

  • Rama Leclerc

    docteur en ethnologie
    Rama Leclerc est Docteur en Ethnologie, spécialiste des sociétés latino-américaines, experte internationale en anthropologie pour le programme FORTE-PE de développement et valorisation des cultures locales en Amazonie péruvienne. Elle est également auteure et réalisatrice du programme d’Ethno-clips sur la cosmogonie, les savoirs, les techniques et l’art de vivre traditionnels des peuples autochtones. ...
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