Une
conscience
mère

Le psychologue et philosophe américain William James voulait rendre compte de « tout ce dont nous pouvons faire l’expérience ». Cela incluait les phénomènes mystiques et paranormaux. Ses conclusions sont déroutantes.
Une conscience mère
Perceptions
William James est un grand penseur de la fin du XIXe siècle. Il est cofondateur du pragmatisme, une philosophie majeure pour notre monde contemporain, qui stipule que ce qui est vrai, c’est seulement ce qui se réalise vraiment. Par ailleurs, James est surnommé le « père de la psychologie américaine », parce qu’il fut un des premiers à l’enseigner sur ce continent et qu’il contribua abondamment à son développement par la suite. Or, il existe une facette du travail de James que les innombrables cours, conférences et publications sur cet illustre personnage mentionnent rarement : son implication dans le champ de la parapsychologie. « Son engagement aux côtés des pionniers de la recherche psychique reste un thème à peine effleuré, et même plus ou moins tabou. Il n’y aurait pas grand mal, s’il ne s’agissait chez le philosophe américain que d’une curiosité superficielle. Mais ce n’est pas du tout le cas (1) », souligne Bertrand Méheust, docteur en sociologie et historien de la métapsychique. Non seulement William James assumait publiquement son intérêt pour les phénomènes paranormaux ou mystiques, mais les réflexions qu’ils éveillaient en lui furent décisives dans la maturation de sa pensée.

« James en fait, dans les dernières décennies de sa vie, l’un des noyaux centraux de ses recherches. Il a l’ambition, ce faisant, d’élargir le champ de la psychologie pour pouvoir expliquer l’ensemble des phénomènes psychiques (2) », indique Jim Gabaret, professeur de philosophie à la Sorbonne. En effet, si ces expériences extraordinaires se produisent, pourquoi ne pas les examiner ? Cet intérêt pour la parapsychologie a mené James au coeur d’un débat encore d’actualité : faut-il réduire la conscience à l’activité du cerveau comme tentent de le faire les neurosciences ? Est-il possible d’envisager une sorte d’autonomie de la conscience sans pour autant perdre pied avec les données empiriques ou la méthodologie scientifique ? Ce penseur d’envergure appelait la science à élargir ses frontières, qu’il jugeait trop matérialistes.


Une passion éclectique


William James naît en 1842 à New York dans une famille d’intellectuels. Son père, un admirateur du théologien Emmanuel Swedenborg dont Balzac dira qu’il « résume toutes les religions », est proche des philosophes transcendantalistes. Il décide de changer régulièrement ses enfants de collège et de les faire voyager en Europe pour enrichir leur éducation. De cette enfance fertile et quelque peu décousue, William ressort mélancolique, mais animé d’une curiosité éclectique : il s’intéresse à la peinture, à la chimie, au naturalisme. Profondément captivé par les phénomènes psychiques, il finit par s’orienter vers des études de médecine et plonge dans la psychologie, s’instruisant auprès des plus grands, tels Charcot et Wundt. Rapidement devenu professeur de physiologie, puis de psychologie et de philosophie à Harvard, James se révèle être un pédagogue novateur et percutant. Il écrit une douzaine d’ouvrages dont le grand classique Les principes de psychologie. « James s’intéresse notamment à la notion du courant de conscience, le “stream of consciousness”, qu’il n’a pas inventé mais qu’il développe. Il ne pense plus le Moi ou la conscience de manière cartésienne, comme un esprit isolé dans un corps, mais à la manière d’un flux au sein duquel l’expérience continue forme les états de conscience et l’étoffe du monde (3) », spécifie Jim Gabaret. James monte par ailleurs le premier laboratoire américain de psychologie où il étudie la physiologie des émotions, et cofonde le Club Métaphysique où naît le pragmatisme – nommé en premier lieu par Charles Sanders Peirce.


Une parapsychologie pragmatique ?


Tout se joue dans le fait que pragmatisme ne veut pas dire matérialisme. Certes, un pragmatique juge non pas la potentialité mais, la concrétude de tout phénomène. Il se concentre sur les conséquences plutôt que sur les causes premières. Cependant, il n’a pas besoin pour cela de définir le réel en des termes matériels. Pour lui, s’il existe des phénomènes réels mais non matériels, ils doivent pouvoir être étudiés de manière pragmatique et donc scientifique. « Il y a une thèse de l’existence de la réalité qui n’implique pas du tout que celle-ci soit matérielle. Cela n’implique pas non plus de plonger dans un spiritualisme absolu. Pour James, le réel est composé d’une multiplicité d’expériences, faites par une multiplicité d’individus (3) », détaille Jim Gabaret. Et la curiosité pragmatique de James fait de lui l’un des parapsychologues les plus importants de la charnière des XIXe et XXe siècles. L’Occident connaît alors un engouement pour le surnaturel, l’occultisme, le spiritisme. « Quel grand scandale scientifique ce serait de laisser tant d’expériences humaines risquer un sort incertain entre, d’une part, la tradition vague et la crédulité, et, d’autre part, la négation dogmatique généralisée (4) », s’exclame le philosophe pluraliste.

La conscience pourrait continuer d’exister d’une manière inconnue de nous.


Ainsi, accompagné d’autres chercheurs, le père de la psychologie américaine élabore des protocoles pour étudier la télépathie, le magnétisme, la clairvoyance, les apparitions, la communication avec l’au-delà, etc. En 1884, James devient cofondateur de la branche américaine de la Society for Psychical Research (SPR). Dix ans plus tard, il est élu président de la SPR d’origine – fondée par Frederic Meyers en 1882 en Grande-Bretagne. Il publie Les formes multiples de l’expérience religieuse et c’est dans Études et réflexions d’un psychiste que nous pouvons lire son rapport sur la fameuse Mme Leonora Piper – un des sujets psi les plus étudiés. En effet, un an après le décès de son fils, William James consulte cette médium de renom, qui lui livre des informations sur lui et son fils qu’elle ne pouvait pas connaître. « Le choc de cette rencontre avec Mme Piper produit un tournant dans sa pensée. James entraîne ensuite un certain nombre de philosophes dans l’examen de la médiumnité », indique Bertrand Méheust. À la mort d’un collègue, Richard Hodgson, James monte même un protocole pour tenter de communiquer avec lui par le biais de Leonora. Au final, James conclut que Piper n’est pas réellement médium, mais plutôt télépathe. Il déclare cependant, dans son rapport sur l’expérience Hodgson, « qu’une volonté de communiquer se trouve là, sous une forme quelconque (4) » – une forme qui reste indéfinie.


Un cerveau antenne


Alors que James est invité à donner une conférence sur l’immortalité de l’homme, il saisit l’occasion de s’attaquer à la psychophysiologie – les neurosciences de l’époque – qui affirme que la conscience est produite par le cerveau. Le philosophe y déclare que ce n’est pas le cerveau qui produit la conscience, qu’il n’est qu’un organe de transmission. Pour lui, le cerveau serait comme un tamis qui filtre et limite un flux en provenance d’un monde transcendantal, comme des vitraux laissent « passer la lumière d’une source suprasolaire (4) », illustre- t-il. « Et quand finalement un cerveau arrête toute activité ou se délabre, le courant de conscience spécial qu’il a entretenu s’évanouit tout entier hors de ce monde naturel. La sphère d’être qui a nourri la conscience reste encore intacte. Et dans ce monde plus réel avec lequel, même pendant notre vie sur Terre, nous étions en rapport permanent, la conscience pourrait continuer d’exister d’une manière inconnue de nous (4) », poursuit le pragmatiste.

James explique que, du coup, les expériences mystiques ou paranormales dépendraient du seuil de conscience maintenu par le cerveau. Plus ce seuil serait bas, plus la personne serait en contact avec le monde « subliminal » – notion qu’il emprunte à Frederic Meyers. Ainsi, les expériences extraordinaires résulteraient d’une ouverture empirique de la conscience individuelle à « l’esprit ». Le sujet accéderait alors à un « réservoir d’idées insoupçonnées et d’énergies latentes ». Et il ajoute : « Les connaissances existent déjà toutes faites dans le monde transcendantal. On a seulement besoin d’une baisse anormale du niveau de filtrage du seuil cérébral pour les laisser passer. » James considère ainsi que l’inconscient individuel baigne dans une mer psychique originelle et qu’il y a « entre notre conscience et cette mer originelle, une continuité qui permet à ces vagues exceptionnelles de passer par-dessus le barrage (4) ». Cette modélisation, élaborée à la fin du XIXe siècle par le père de la psychologie américaine, a inspiré de nombreux chercheurs, notamment en parapsychologie. Le psychanalyste Carl Gustav Jung, créateur de la psychologie analytique dite « des profondeurs » et ancien président de la SPR, est un de ceux qui ont reconnu l’influence de William James sur leur pensée. Le concept d’inconscient collectif jungien s’apparente au réservoir transcendantal de James. Pour ces penseurs, nous baignons dans une matrice informationnelle dont nous manifestons les potentiels.

Spiritisme ou super psi ?
Deux grandes théories séparent le monde des chercheurs en parapsychologie : le scénario survivaliste et le scénario « super-psi ». « L’hypothèse survivaliste fait intervenir des entités qui informent le médium sur des réalités cachées. Les tenants du super-psi supposent une extension des potentialités de la conscience du médium. Première hypothèse : l’esprit est réel. Deuxième hypothèse : il n’est qu’une image, une traduction mythologique d’un pouvoir latent dont les bornes sont impossibles à situer. Le débat actuel, avec le philosophe et parapsychologue Stephen E. Braude montre que la question est loin d’être tranchée », explique Bertrand Méheust.


(1) Bertrand Méheust, préface de Les formes multiples de l’expérience religieuse de William James.
(2) Jim Gabaret, postface de De l’immortalité humaine, de William James.
(3) Jim Gabaret, William James et la naissance de la philosophie, Les racines du ciel, France Culture, janvier 2016.
(4) William James, Études et réflexions d’un psychiste.

À
propos

auteur

  • Miriam Gablier

    Auteure et journaliste
    Titulaire d'un Master de philosophie, de diplômes de thérapie psycho-corporelle et d'homéopathie (Grande-Bretagne), Miriam Gablier s'intéresse particulièrement au potentiel humain et à l'intelligence du vivant. Ses enquêtes sur les thérapies, la psychologie, la philosophie, la spiritualité et les sciences du vivant, lui permettent notamment de traquer les données se rapportant à la notion de conscience et à la relation corps-esprit. Miriam Gablier est auteure de Les mystères de la conscience ...
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Au-delà : si la mort n'est pas la fin...

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L'ensemble des phénomènes étranges liés à l’étude de la conscience : expériences de mort imminente, sorties hors du corps, médiumnité... semblent indiquer la survivance de l’esprit ou d’une forme de mémoire. Mais avons-nous pris la mesure de ce que soulève vraiment cette perspective, sur notre psyché, notre société ? Si la mort n’est pas la fin, comment repenser le chemin du deuil, l’épreuve la plus sensible et difficile qui soit ? Vers quelles contrées allons nous au moment du départ ? Si la mort n’est pas la fin, peut-être a-t-elle alors un sens ?
Face à ces questions vertigineuses, la rédaction vous livre dans ce dossier les fruits de ses dernières recherches autour de la grande faucheuse.

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