La peur gangrène notre société. Elle nous agite, nous tétanise et coupe notre connexion avec le subtil et l’élan du vivant. À la clé : excès et chaos. Cela se vit dedans, cela se voit dehors. Serge Augier nous ouvre la voie du Tao pour apprivoiser cette peur qui nous rogne les ailes.
Unique héritier de la tradition taoïste Ba Men Da Xuan (« le grand secret »), née en 510 dans le nord de la Chine, Serge Augier a été initié dès l’enfance par un maître en exil. Il enseigne depuis plus de trente-cinq ans cette voie qu’il a adaptée au monde occidental. La pratique œuvre à l’harmonie entre corps, souffle et esprit. Elle aide les gens à affronter les moments difficiles pour leur permettre de faire les bons choix. Aussi, quand nous avons évoqué notre dossier consacré au corps-accord (Inexploré n°42), il lui a semblé essentiel d’aborder la peur. Omniprésente dans notre monde, donc en nous car nous sommes le monde, la peur use l’organisme, brouille notre discernement, nous empêche d’agir à bon escient et pourrit le vivre-ensemble.
Comprendre pour ne pas se méprendre
« La peur vient de l’ignorance », résume d’emblée Serge Augier, au diapason du philosophe Averroès qui soulignait en son temps :
« L’ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine et la haine conduit à la violence. » En contrepoint de cette équation mortifère, la peur, selon notre spécialiste du Tao, est un facteur déclenchant très important pour commencer une pratique personnelle... et s’y tenir.
« Dans le taoïsme, la pratique personnelle n’est pas destinée à un Éveil ou une salvation quelconque. L’être humain est un amalgame corps, esprit, énergie. Si nous voulons être heureux, c’est-à-dire fonctionner du mieux possible, il faut savoir comment on marche, sinon nous avons peur. La peur vient de l’inconnu. » La médecine traditionnelle chinoise, l’une des cinq
« montagnes » du taoïsme, nous invite à cette compréhension. Faute de quoi, comme on le voit abondamment de nos jours, certains individus ont peur de tout ! Nombre de personnes, hypocondriaques, abusent des médicaments sans même être malades et squattent les urgences pour un mal de tête. L’autre penchant, lorsqu’on ne connaît pas son corps et son fonctionnement, est de faire n’importe quoi par peur et par rébellion contre la mort : boire trop, manger mal, abuser des drogues et des conduites à risques.
« À contrario, si on comprend bien comment on fonctionne, on n’a aucune envie de nuire au corps, parce qu’on voit à quel point il (nous) est utile. » C’est d’autant plus nécessaire dans cette société qui, sur le plan de la santé, nous a appris à nous en remettre aveuglément aux médecins.
« Tout le monde devrait connaître sa physiologie de base, appuie Serge Augier. On consulterait à bon escient, plutôt que de s’affoler pour trois fois rien. Dans notre école, on apprend la médecine pour mieux se connaître, mais les pratiquants découvrent aussi comment (se) soigner avec l’alimentation, les plantes, les huiles essentielles, les baumes. Juste pour parer aux petits maux du quotidien. »
Du soi au ciel
La tradition taoïste insiste sur le fait que la peur ne peut que croître tant qu’on n’a pas
« appris », et cela englobe la connaissance de soi, de l’autre, la nature, l’environnement ou encore le spirituel.
« Nous sommes, êtres humains, entre terre et ciel, appelés à faire un travail personnel. Mais la moitié du travail sur soi se fait avec l’autre. Ensemble, on peut se poser des questions existentielles : comment vivre le mieux possible dans notre environnement ; comment gérer sa vie pour accepter de mourir un jour ; que se passe-t-il après la mort ? Etc. » Comme la moitié du développement de l’être humain se fait avec l’autre, énormément de pratiques taoïstes ont pour objectif de mieux le comprendre. La lecture du visage (Mian Xiang) permet ainsi d’apprendre à
« lire » l’autre, afin de l’appréhender plus précisément, et réciproquement. La communication devient fluide, car il est difficile dans ces conditions de tricher.
« Cela crée un climat beaucoup plus sécurisant, même dans le monde du travail. »
Fin de cycle
Par nature, la peur est contagieuse. Alliée à la méconnaissance, elle est carrément explosive ! Plus le monde va mal, plus il faut donc approfondir ce travail de connaissance et de compréhension, de manière à ne plus avoir peur et pouvoir aider l’évolution vers quelque chose d’autre... Selon la vision taoïste, fondée sur des cycles énergétiques qui se reproduisent périodiquement, nous sommes à la fin d’un grand cycle, relativement négatif.
« Le cycle actuel, qui finit en 2023, demande une évolution. Quand vous sortez d’un tel grand cycle, il y toujours un moment de chaos, de rupture, de croissance et de décroissance... Nous sommes en plein dedans ! » En ayant connaissance de ces cycles, on s’inquiète moins de ce qui arrive, tant sur le plan privé que dans la société et le monde. Si on l’ignore, on a d’autant plus peur ! Or, la peur est mauvaise conseillère...
« Ce tournant pourrait être un moment de joie, puisque nous arrivons à la fin d’un cycle et qu’une nouvelle ère se profile, alors que, là, c’est plutôt n’importe quoi ! » Le phénomène est mondial. L’évolution d’une société vient de l’évolution des individus qui, ensemble, peuvent changer le monde. Mais tant que les individus n’ont pas évolué sur le plan personnel, le mouvement de foule ne marche pas.
« Ça crée du chaos momentané, mais ça revient ensuite à l’ancien mode de fonctionnement. Si les gens étaient davantage préoccupés par “se” changer plutôt que de vouloir tout changer, on arriverait à quelque chose de plus constructif et transformateur. » Si accuser l’extérieur est la solution de facilité, un travail sur soi exige, lui, courage et discipline...
« Ce n’est plus ou pas assez à la mode », regrette Serge Augier.
Faire face à la peur plutôt que de la fuir
Selon la tradition taoïste, la meilleure façon de combattre la peur, c’est de s’y confronter de manière progressive mais régulière.
« Les arts de combat sont une des façons les plus saines de le faire », conseille Serge Augier, pointant du doigt les pratiques délétères et borderline qui sévissent dans la société (binge drinking, excès de vitesse, etc.) témoignant du besoin de se frotter à la peur, de tutoyer la mort.
« L’énergie primordiale du corps – qui, dans la médecine chinoise, vient des reins – est liée à la peur. Par définition, si l’énergie globale du corps est faible, nous dormirons mal, nous digérerons mal... et surtout, nous aurons peur de tout. » Au contraire du règne animal, chez les humains, il n’est pas rare de voir cet état de faiblesse perdurer et devenir une façon de vivre.
« C’est comme si l’absence (supposée) de prédateurs nous exonérait de la nécessité d’être solide, d’être prêt à défendre sa peau. » Pourtant, fait encore remarquer Serge Augier, quelqu’un qui a
« toujours peur » sera une éternelle victime dans son travail, dans ses relations avec les autres et avec son/sa partenaire. Plus qu’une peur panique, c’est une angoisse profonde qui s’installe, empêchant l’expression des vrais besoins et faisant le lit de déséquilibres. Mais la méditation et le Qi Gong, qui font partie des pratiques taoïstes, ne suffisent-il pas à régler nos comptes avec la peur ?!
« S’ils donnent cette impression, ce n’est souvent qu’un leurre ; les arts de combat enseignés par notre école ne permettent pas de se tromper, car ils font travailler les aptitudes réelles. Ce travail n’est pas celui de la violence, c’est un travail de compréhension de la violence pour ne plus en être victime », conclut Serge Augier. Par la confrontation à nos limites, nous allons dépasser ce qui nous fait peur. En renforçant l’ensemble du système on vit mieux... et on vieillit mieux. La peur n’a qu’à bien se tenir !
Pour aller plus loin :
sergeaugier.com
Faire reculer la peur et l’agresseur
Dans les années 1980, une expérience de psychologie fut menée auprès de criminels emprisonnés, invités à visionner des vidéos montrant des inconnus déambuler dans une même rue. L’enjeu : désigner la personne la plus vulnérable à agresser. Les vidéos étaient en noir et blanc afin d’atténuer l’impact des discriminations. Résultat : les mêmes personnes furent désignées comme victimes. Ni l’âge, ni la taille ni la couleur de peau n’ont été déterminantes. Le facteur clé était la manière de marcher : une sorte de déséquilibre... « Dans la pratique du Tao, l’aspect le plus important est l’alignement. Cette étude nous prouve que la posture est cruciale ! Se tenir droit, se déplacer d’une manière connectée, construire une présence physique unie garantit une meilleure circulation, une énergie optimale, donc une meilleure santé. En étant aligné, votre structure change, vous affichez plus de force aux yeux de l’extérieur. Cette posture affirmée est à même de décourager l’agresseur potentiel », note Serge Augier qui enseigne les arts de combat, les arts martiaux internes et la self-défense spécifiques à sa tradition.