Quand
la
lucidité
entre
en
scène

La lucidité, phénomène étrange redécouvert en France au XVIIIe siècle, a fait l’objet de conflits majeurs entre les magnétiseurs, les académies des sciences et de médecine, et les écoles spirituelles. Cette faculté paranormale n’en est pas moins à l’origine d’interrogations fondamentales, à partir desquelles se sont développées les sciences psychiques : psychologie, psychanalyse, psychothérapies.
Quand la lucidité entre en scène
Perceptions
Le 4 mai 1784, Armand Marie Jacques de Chastenet, marquis de Puységur (17511825) est conduit au chevet de Victor Race, un jeune paysan malade. Il ne le sait pas encore, mais ce colonel d’artillerie, membre d’une vieille famille de la haute aristocratie, va devenir le « père fondateur de la psychologie contemporaine de l’inconscient », indique le sociologue Bertrand Méheust. En effet, le marquis « magnétise » Victor, selon la technique qu’il a apprise directement du magnétiseur autrichien Mesmer, mais rien ne se passe comme prévu : point de crise, point de convulsion. En revanche, le jeune homme tombe dans un étrange sommeil et se met à parler, avec une aisance surprenante, de sujets qui excèdent ses connaissances. Dans les jours qui suivent, Puységur poursuit l’exploration de cet état qu’il baptise « somnambulisme magnétique ». « Une chose le frappe : Victor, pendant ses accès, semble capter ses pensées, sans qu’il ait besoin de les formuler. […] Son regard intérieur semble percer l’opacité des corps et le secret des êtres […] Il prédit ses crises futures, en donne avec exactitude le calendrier et les résultats. Mais il fait plus : il guide le marquis dans l’exploration de la nouvelle dimension qui vient de se dévoiler », poursuit Méheust, auteur de Somnambulisme et médiumnité. Quel est cet état et quels en sont les rouages ? Comment comprendre cette « soi-disant » lucidité – qui regrouperait notamment la télépathie, la voyance et la précognition ? Le marquis a-t-il affaire à des entités qui communiquent à travers les somnambules ou voit-il se révéler un potentiel inconnu de la conscience ? Tant d’énigmes qui vont traverser les XIXe et XXe siècles et être à l’origine d’une compartimentation des sciences psychiques, alors naissantes. Chaque branche apportera ses réponses.


Mesmer, une première révolution


Après avoir écrit une thèse de médecine dans laquelle il abordait des théories antérieures sur le magnétisme – notamment celle de Paracelse –, Franz Anton Mesmer (1734-1815) arrive à Paris en 1778. Il publie Mémoire sur la découverte du magnétisme animal dans lequel il expose sa doctrine. Le médecin autrichien affirme qu’un fluide subtil emplit l’univers, qu’il relie tous les corps qui s’y trouvent et que la maladie est le résultat d’une mauvaise répartition de cette énergie dans l’organisme. Il propose des « passes magnétiques », qui permettraient d’équilibrer ce fluide et qui provoqueraient des « crises de guérison » – des manifestations hystériques prononcées, dont les patients ressortent guéris. En 1780, ayant plus de patients qu’il ne peut en traiter individuellement, Mesmer a recours à la méthode dite du « baquet » : il magnétise un baquet en bois rempli d’eau, de verre pilé et de limaille de fer, auquel il relie de nombreuses personnes par des cordes. Ce dispositif énergétique provoque alors des crises collectives. Par la suite, le médecin fonde la Société de l’harmonie universelle, qui permet d’acheter le « secret de Mesmer ». Le mesmérisme se répand alors dans les hautes sociétés de l’Europe. « Le magnétisme animal, loin d’être une médecine populaire, est une pratique d’origine aristocratique et savante », souligne Méheust – tout comme le sera le somnambulisme magnétique. Son succès est tel que Louis XVI charge deux commissions – de l’Académie des sciences et de la Société royale de médecine – d’examiner cette pratique. Résultat : le magnétisme animal est interdit aux médecins, ce qui constitue une première tentative académique d’endiguer le phénomène. « En réalité, c’est le fluide – difficilement objectivable – qui est rejeté. Toutefois, certaines guérisons ont été reconnues et une partie des commissaires ont refusé tout verdict réducteur », tempère Bertrand Méheust. Loin de nuire au développement du mesmérisme, les rapports de 1784 lui font de la publicité. Et la description du somnambulisme magnétique par Puységur, cette même année, y ajoute une dimension psychique.

Une posture « antimagique » traverse notre culture depuis des siècles.


Les Lumières face à la lucidité


Si le fluide magnétique dérangeait, c’est maintenant la lucidité qui offense. On voit par exemple certains somnambules, après avoir posé un diagnostic sur un malade, se diriger mentalement vers la forêt pour trouver une plante susceptible de guérir le mal et décrire l’endroit précis où la trouver. Alexis Didier, un des grands lucides du XIXe siècle, semblait capable de voir ce qui se trouvait dans une boîte ou une enveloppe fermée, de jouer aux cartes les yeux parfaitement bandés, de lire dans l’esprit des gens, de voyager par la pensée dans des lieux lointains. Bien sûr, ces phénomènes ne sont pas nouveaux. L’Histoire regorge de témoignages fantastiques. « Mais ils étaient jusqu’à présent attribués aux anges ou aux démons, ils étaient classés dans le registre du surnaturel », pointe Bertrand Méheust. La nouveauté est que, même si le registre du surnaturel a été évacué par l’esprit rationnel des Lumières, les magnétiseurs se demandent – plutôt que de tout rejeter en bloc –, s’il ne faut pas justement aborder la lucidité rationnellement. Le geste radical de Puységur, qui est un esprit « éclairé », est ainsi d’éviter toute explication surnaturelle et d’étudier méthodiquement la lucidité. « Pour la première fois, l’homme occidental observe et découvre ses abysses, indépendamment des présupposés de la théologie chrétienne », indique Méheust. Puységur inaugure ainsi une vaste exploration des capacités de la conscience avec des magnétiseurs passionnés. Ensemble, ils élaboreront de multiples techniques psychothérapeutiques et façonneront les premières descriptions des mécanismes inconscients. De leurs recherches naîtront notamment l’hypnose, la psychanalyse et de nombreux courants psychothérapeutiques. « L’expérience accumulée par plusieurs générations de magnétiseurs puis d’hypnotiseurs a abouti au lent développement d’un système cohérent de psychiatrie dynamique », relate le psychiatre Henri Hellenberger dans son Histoire de la découverte de l’inconscient.

Un sens interne
Pour les magnétiseurs, la lucidité résulterait de l’affleurement d’un « sentir primitif » – appelé par la suite sixième sens ou capacité extrasensorielle. Ce sens intime, toujours présent, mais masqué par la vie pragmatique, serait révélé dans l’état somnambulique. Il donnerait accès à des connaissances déconcertantes et favoriserait l’émergence d’une intelligence dont la pertinence n’a cessé de surprendre. Tout se passe comme si les somnambules accédaient à ce que Schopenhauer nomme «  le jeu secret sous la table  » ou les «  coulisses de l’univers  ».


Une épuration académique


Toutefois, la manœuvre opérée par le monde académique face cette montée en puissance du magnétisme consistera, au final, à évacuer l’intolérable lucidité. « La lucidité semble impliquer que la conscience humaine peut s’affranchir, dans certaines circonstances, des bornes du sujet, et des contraintes spatiotemporelles », indique Bertrand Méheust. Or, ceci n’est pas réellement acceptable par l’esprit rationnel des Lumières, qui pense une clôture du sujet et une temporalité à sens unique (passé-présent-futur). Si la commission Husson de l’Académie de médecine reconnaît tout de même, en 1826, la réalité des phénomènes somnambuliques, le rapport est immédiatement enterré et suivi d’une nouvelle commission qui conclut, en 1837, que ces phénomènes ne peuvent exister. Et les efforts d’un certain Dr Pigeaire pour faire examiner les capacités extrasensorielles de sa fille Léonide par ladite Académie en 1838 n’y feront rien. Malgré onze séances organisées à Paris en présence de sommités scientifiques et littéraires, durant lesquelles la jeune fille semble avoir lu et joué aux cartes, en état de transe et avec un bandeau étanche sur les yeux, le somnambulisme est évacué. La lucidité est idéologiquement irrecevable. « Il y a, pour chaque univers mental, une part maudite. Chaque culture explore certains secteurs du réel, privilégie et développe certaines dimensions de l’expérience, et, de ce fait, sacrifie d’autres dimensions, d’autres possibles », synthétise le sociologue. L’historien Ernesto de Martino a notamment montré combien une posture « anti-magique » traverse notre culture depuis des siècles. Il va même jusqu’à dire que cette polémique est le ressort secret de notre culture. L’hypnose, mise en avant quelque 40 ans plus tard par Jean-Martin Charcot, professeur à l’école de la Salpêtrière et académicien, est alors une version épurée du magnétisme.« L’opération centrale de l’hypnologie est bien d’éliminer l’hypothèse magnétique d’une interaction occulte entre les êtres humains », souligne Méheust.


L’ultime tabou


S’ils ont été attaqués par les représentants du matérialisme académique, les magnétiseurs ont, en fait, été pris entre deux feux. À l’autre bout du spectre, les tenants de l’existence d’un au-delà, notamment les spirites, n’ont cessé également de questionner leurs conclusions. En effet, et si parmi les phénomènes lucides, certains résultaient d’une communication avec des consciences désincarnées ?« La doctrine spirite, ou le spiritisme, a pour principes les relations du monde matériel avec les esprits ou êtres du monde invisible », énonce le français Allan Kardec, un des fondateurs de ce courant et auteur du Livre des esprits. C’est l’arrivée en 1853, depuis les États-Unis, de la pratique des « tables tournantes » qui contribue à populariser cette doctrine, à laquelle s’intéressent, au passage, des personnalités comme Victor Hugo ou Jean Jaurès. Se développent ensuite le oui-ja, l’écriture automatique et des formes de médiumnité plus directes. Cependant, de nombreux magnétiseurs repoussent toute explication spirite. Ils préfèrent valoriser le potentiel humain et parier sur la découverte de lois naturelles permettant d’expliquer la lucidité. Il n’en reste pas moins que la frontière entre le magnétisme et le spiritisme n’a pas toujours été étanche. À l’heure d’aujourd’hui, le mystère de la lucidité – sujet ô combien fertile pour le développement des sciences psychiques – demeure. « Le réel sera toujours en excès sur nos connaissances », signale Bertrand Méheust.

À
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auteur

  • Miriam Gablier

    Auteure et journaliste
    Titulaire d'un Master de philosophie, de diplômes de thérapie psycho-corporelle et d'homéopathie (Grande-Bretagne), Miriam Gablier s'intéresse particulièrement au potentiel humain et à l'intelligence du vivant. Ses enquêtes sur les thérapies, la psychologie, la philosophie, la spiritualité et les sciences du vivant, lui permettent notamment de traquer les données se rapportant à la notion de conscience et à la relation corps-esprit. Miriam Gablier est auteure de Les mystères de la conscience ...
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