Une
musique
qui
diffuse
la
lumière

Rencontre avec la pianiste virtuose HJ Lim, portée sur les ailes de la musique par une mystérieuse bonne étoile. « Entendre, sentir, respirer par les notes le souffle divin », tel est son désir de toujours.
Une musique qui diffuse la lumière
Inspirations

Vous aviez dès l’enfance l’intuition de votre destin. Comment l’expliquez-vous ?


J’ai toujours eu la conviction que quelles que soient les circonstances, tout finirait par aller bien ; que tout était possible à un esprit positif et déterminé. L’amour de ma mère m’a sûrement portée, ainsi que le rêve prémonitoire qui l’a traversée à ma conception, prédisant un grand avenir à l’enfant, partout dans le monde. En Corée, on accorde beaucoup d’importance à ces rêves prémonitoires. Peu importe leur véracité : en m’en parlant, ma mère m’a transmis une force. Quand j’ai émis le souhait, à douze ans, de partir étudier la musique en France, mes parents ont consulté un oracle. Il leur a confirmé que si je restais en Corée, mon destin ne fleurirait pas comme il le devrait. Cela a convaincu mon père de me laisser partir. Comme beaucoup de Coréens, il a foi dans l’invisible. La spiritualité donne une dimension supplémentaire à la vie. Il ne s’agit pas de croire, mais d’ouvrir son cœur à une possibilité, de la laisser venir.


Vos premières années en France ont été difficiles…


Au début, j’étais la paria. La seule langue qui me comprenait et que je comprenais était la musique. Elle m’est devenue vitale. Elle seule exprimait tout ce que je ne pouvais dire. Quand je me suis retrouvée seule avec mon piano dans un garage de banlieue infesté de rats, elle était la seule chose belle et fiable à laquelle je pouvais me raccrocher. Ces difficultés ont renforcé mon sentiment d’absolu envers la musique. Pour moi, la musique n’est pas décorative. Beethoven n’a pas écrit les neuf symphonies pour nous distraire dans un ascenseur !

La musique est un langage puissant qui parle directement à notre inconscient. J’ai toujours été surprise de constater que certains interprètes, par confort, simplifiaient certains gestes techniques et ralentissaient la vitesse de la musique, au risque de la rendre mielleuse et nunuche. Il faut parfois du courage, de la virilité et de la passion pour respecter l’intention du compositeur. Au lieu de se dépasser pour se mettre à la hauteur de la musique, il l’adapte à leurs propres limites. Personnellement, j’ai toujours préféré travailler dix heures par jour et avoir les doigts en sang que de trahir l’idéal qui m’habitait. J’ai été tellement frustrée de ne pas y arriver quand j’étais adolescente que maintenant, lorsque je joue en concert, je déborde de gratitude ! J’espère que le public le ressent. Rien n’est jamais acquis. A chaque fois, c’est un miracle. Pour comprendre la musique, pas besoin d’avoir fait de longues études ; il suffit d’ouvrir son cœur, de faire le silence en soi et de se mettre dans un état de réceptivité.


Que vous a-t-elle appris ?


La musique est vivante, elle vient de la nature, du son du vent, des oiseaux… C’est une vibration. La qualité des sons que nous produisons dépend de notre état intérieur. Impossible par exemple de comprendre l’œuvre du compositeur Scriabine si on occulte son côté mystique. Pour lui, la musique était une incantation, un moyen de contacter notre force créatrice. Mon intention a toujours été de me mettre au service du piano et du compositeur, pas de briller à travers eux. Ma mère me disait toujours : aussi belle que soit la plus belle des concubines, la beauté physique est éphémère. Seule l’âme est éternelle ; c’est elle que nous devons enrichir !

Je ne crois pas qu’il y ait de vérité absolue sur la façon dont une œuvre doit être interprétée. Un même arbre peut être peint de cent façons. Le compositeur lui-même était un être vivant, dont le cœur battait tantôt vite, tantôt lentement. Quand l’envie et la volonté sont authentiques et qu’on s’investit entièrement par son travail, ses recherches, son instinct, la justesse de l’interprétation n’a plus d’importance. C’est en dépassant nos propres limites que nous atteignons cet état de non-jugement, de silence intérieur où niche notre essence. Dans cet état, tout est un. Ce n’est plus seulement moi au service du compositeur, mais l’harmonie entre nos deux essences.

La musique est vivante, elle vient de la nature.


Vous dites que la musique est une voie vers la liberté. En quel sens ?


Imaginons que je choisisse de travailler une sonate de Haydn. Pourquoi fais-je ce choix ? Pour plaire au public ou à un jury, pour gagner de l’argent ou un concours ? Ou parce que je ressens un appel, une envie sincère de la rendre vivante et que je suis prête à tout sacrifier pour m’y consacrer ? Dans le premier cas, je suis esclave de la volonté des autres, je ne suis plus maître de moi-même. Et, à mon avis, en tant qu’artiste, je trahis la musique. Mais si je parviens, à force de travail et d’abnégation, à ne plus être sensible aux avis extérieurs, qu’ils soient élogieux ou critiques, j’atteins ma liberté intérieure.


Que vous a apporté votre rencontre avec le bouddhisme ?


Ma première retraite, en Allemagne, a nourri ma soif d’absolu. J’étais à une période de mon adolescence où je nourrissais pas mal d’idéaux. Je m’interrogeais sur la religion, la politique, etc. Cette expérience m’a ouverte à l’essence. Qui sommes-nous ? Que faisons-nous ? Pourquoi le faisons-nous ? Pourquoi accordons-nous tellement d’importance aux apparences ? Pourquoi devais-je tous les jours justifier de mon existence, sous prétexte que je venais d’une autre partie du monde ? Cette période a été précieuse, parce qu’elle a forgé ma vision du monde. Le premier Vénérable que j’ai rencontré était dans l’ascèse, la désincarnation. Le deuxième, Vénérable Seongdam Sunim, est dans l’émerveillement, la joie, l’ici et maintenant. Cet état de joie intérieure n’est pas à chercher, mais à révéler. Tout est déjà là. Chaque matin, je me dis : qu’est-ce que je fais aujourd’hui pour m’aimer ? Cela me met immédiatement en joie. La musique est mon médium, mais on peut aussi toucher cet état en méditant, en faisant une balade en forêt ou en observant les nuages. Pas besoin d’attendre d’être millionnaire ! Comme un sport, il faut juste pratiquer. Ensuite, l’état intérieur influe sur l’extérieur.

La musique est mon médium, mais on peut aussi toucher cet état en méditant.


Votre rencontre avec le Maestro Rabinovitch-Barakovsky en est un témoignage…


J’étais à Bruxelles, j’attendais le métro. Mon regard s’est posé sur un homme vêtu d’un long manteau noir. On aurait dit un clochard. Il portait un chapeau, alors qu’on était en été. Son sac était constellé de taches d’encre. Il avait les yeux fermés et semblait réciter quelque chose. Malgré son apparence, j’ai perçu une lumière émaner de lui. J’ai d’abord pensé que c’était un yogi. En Corée, nous avons l’habitude que de grands sages et de grands ermites descendent en société de manière complètement incognito. En observant cet homme, j’ai fini par le reconnaître. C’était le maestro Rabinovitch. Je suis fan de son travail depuis l’âge de quatorze ans. Sa patte est tout de suite reconnaissable, tant comme pianiste, que comme compositeur et chef d’orchestre.

A une époque où la musique est stérilisée, normalisée, il a l’extrême courage d’être lui. Moi qui m’imaginais qu’il vivait comme une rock star et se balader en jet privé, j’ai trouvé extraordinaire de le découvrir ainsi. J’ai osé l’aborder et lui demander si je pouvais lui envoyer un CD. Il a accepté. Je lui ai fait parvenir la sonate de Liszt que j’avais enregistrée à quinze ans, ainsi que les vingt-quatre préludes de Chopin. En retour, il m’a envoyé un disque regroupant ses œuvres en tant que compositeur. J’y ai découvert une symphonie inspirée des Bardo, les états de conscience décrits par le livre tibétain des morts – un ouvrage qui m’avait beaucoup aidé durant ma période de vie dans le garage. Rabinovitch-Barakovsky marie la psychologie occidentale et la philosophie orientale. Il est pour moi tout en haut de l’échelle de la musique classique.


Il vous a aidé à passer une étape importante dans votre parcours…


Après le Conservatoire, j’ai remporté le concours de la Chapelle. Dans ce lieu prestigieux, les lauréats reçoivent une bourse, un appartement avec un piano, une cuisinière, un chauffeur, une femme de chambre. On vit dans un château, au sein d’une nature éblouissante. Je sortais de ma période au garage. Pour la première fois, je pouvais me reposer sur l’extérieur, je n’avais plus à me battre. Même le titre de séjour était distribué avec la plus grande élégance ! Deux mois après mon admission, j’ai invité le Maestro Rabinovitch-Barakovsky à mon premier récital. Je ne l’avais pas revu depuis notre rencontre dans le métro, mais à l’écoute de mes enregistrements, il avait accepté de correspondre avec moi et m’avait encouragée à conserver ma personnalité. Mais après mon récital, il m’a dit : « Votre musique a engraissé. Que faites-vous là, à recevoir des leçons de piano ? Apprendre à celui qui sait, c’est lui faire du tort. Vous n’êtes plus une écolière ; vous êtes déjà une artiste, indépendante. Vous devez trouver par vous-même, maintenant. Vous ne pouvez pas rester ici. » Nous étions en plein hiver. J’aurais préféré avoir davantage le temps de profiter du confort de la Chapelle, mais pour quelqu’un d’aussi en quête d’absolu que moi, c’était un verdict d’une extrême dureté. J’ai suivi le conseil du Maestro et je suis partie.

Je veux diffuser de la lumière.


Consacrer un livre à votre histoire, c’était aussi un appel ?


Quand j’étais adolescente, je me disais qu’écrire son autobiographie était extrêmement prétentieux. Surtout si l’on avait moins de trente ans ! Lorsque j’ai reçu cette proposition de livre, il n’était au départ question que de parler de musique. Puis mon éditeur m’a dit qu’il était nécessaire d’aborder mon parcours. Du coup, j’ai demandé au Vénérable son avis. Il m’a demandé : « Pourquoi vivez-vous ? Que voulez-vous faire avec la musique ? » Je lui ai répondu : « Je veux diffuser de la lumière. » C’est la réponse que j’avais faite à sept ans, lorsqu’on m’avait demandé ce que je voulais faire plus tard. J’ai toujours souhaité diffuser de la lumière par ma musique. Et je veux populariser la musique classique. Pour moi, elle constitue le niveau le plus élevé de l’harmonie entre les sons. Ce n’est pas 1% de la population qui devrait en écouter, mais 50% ! Si vous mettez à fond la caisse le quatrième mouvement de la Symphonie du destin de Beethoven, interprété par John Eliot Gardiner et son orchestre romantique et révolutionnaire, vous allez kiffer ; c’est l’extase totale ! « Si votre histoire peut susciter l’intérêt des gens pour la musique classique et transmettre un message lumineux, il faut le faire, a dit le Vénérable. Dans cette perspective, ce n’est pas un acte présomptueux ; plutôt un don de soi. Garder votre histoire pour vous sous prétexte que vous ne souhaitez pas qu’on vous pense prétentieuse, voilà au contraire qui serait égoïste et narcissique. »

À
propos

auteur

  • Réjane d' Espirac

    Autrice et réalisatrice
    Réjane d'Espirac collabore à Inexploré par la rédaction de reportages, de récits, d'entretiens, et la réalisation de documentaires. ...
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