Le prisme par lequel nous regardons la société
conditionne logiquement notre manière
de voir le monde, et surtout le monde
de demain ! Philosophe des sciences et
essayiste, Jean Staune est diplômé en
paléontologie, mathématiques, gestion,
sciences politiques et économiques. De sa mère, fille
de deux élèves d’Antoine Bourdelle, lui-même élève
de Rodin, il a gardé une soif de culture et de connaissances.
De son père, un Letton devenu prêtre orthodoxe,
il a gardé cette quête
qui l’amène à vouloir trouver
du sens dans chacune de ses
actions. Ancien collaborateur
de l’école polytechnique de
Lausanne, également secrétaire
général de l’Université
interdisciplinaire de Paris, il est
aujourd’hui chargé de cours à
HEC, et consultant en management
auprès des entreprises. Selon Jean Staune,
notre époque est aujourd’hui marquée par cinq révolutions
qui vont bouleverser notre futur. Depuis près
de vingt ans, il aide ainsi les dirigeants à saisir les enjeux
sociétaux, afin des les inviter, à sa manière, au changement.
Pour bien comprendre l’expert, il faut savoir
élargir son propre modèle de connaissances, et parfois
apprendre à naviguer entre les mondes...
Ce matin, je suis tombé sur une phrase tirée de
Matrix, quand Morpheus dit à Neo : « Tu es là parce
que tu as une certitude. Une certitude que tu
n’expliques pas mais qui t’habite. Une certitude que
tu as ressentie toute ta vie : tu sais que le monde
ne tourne pas rond, tu ne sais pas pourquoi mais tu
le sais ; comme une écharde plantée dans ton esprit,
qui te rend fou. C’est cette écharde qui t’a menée
jusqu’à moi. » Je ne dirais pas que je suis venu jusqu’à
vous en pensant à Morpheus, mais j’ai l’impression
que l’époque se prête à une prise de conscience
comme celle-là. Quel est votre regard ?
Dans les très rares changements de civilisation qui se
sont produits par le passé, on observe ce genre de sentiments,
comme lors de la révolution industrielle, où
nous sommes passés d’une société à dominante agraire
et artisanale à une société commerciale et industrielle.
Quand on pense à
Matrix, on pense également à des
systèmes de contrôle. L’Inquisition en fait partie : c’est
une réaction à un changement de vision du monde
qu’une élite ne comprend pas. Les gens qui ont
condamné Galilée étaient des gens extrêmement brillants,
qui parlaient toutes les langues possibles de leur
époque, ce n’étaient pas du tout des brutes incultes,
mais ils étaient coincés dans une certaine vision. Et
quand le monde change radicalement, ce type de réaction
peut se produire : l’élite se recroqueville sur elle-même
avec le souhait de tout contrôler, parce qu’elle a
peur de l’inconnu ! De l’autre côté, des gens se sentent
mal à l’aise dans cette vie-là, parce qu’un autre monde
leur paraît à portée de la main. Notre société actuelle,
c’est un peu ça ! Les élites gèrent de façon déterministe
un monde qui ne l’est plus...
Peut-on décrypter
cette révolution ?
Nous vivons désormais
dans un monde complexe,
décrit par la théorie du
chaos : plus il y a d’interactions
entre les différents
corps d’une société,
plus le déterminisme est
obsolète. C’est une révolution qui surprend beaucoup
nos dirigeants, qui n’arrivent pas à comprendre
que, dans ce contexte, l’idée d’avoir un programme
politique est devenue absurde ! Si on peut avoir des
valeurs, on ne peut pas maîtriser la complexité du
monde qui émerge... La conséquence directe, c’est
un désenchantement du politique et, du coup, une
montée des extrêmes. Par ailleurs, il existe une révolution
économique puisque aujourd’hui on gagne
plus d’argent avec l’intelligence et le savoir qu’avec la
matière. Il existe aussi, dans le monde de l’entreprise,
une révolution managériale, qui s’appuie sur l’idée de
passer d’une gestion « superman » au sommet d’une
pyramide à une entreprise en réseau, gérée par un chef
d’orchestre qui encourage la créativité des gens au lieu
d’être simplement leur boss. Il y a également une révolution
sociologique profonde, portée par les créatifs
culturels, qui montrent, ce
que vous évoquiez au début de l’entretien, une insatisfaction
des gens dans le monde actuel. Ce sont généralement
des gens qui rejettent le système « ancien »
– l’idée du « c’était mieux avant » , qui débouche sur
le fondamentalisme – mais qui rejettent également le
« tout progrès » – qui annoncerait un avenir radieux
pour l’humanité, mais un avenir matérialiste dénué de
sens. S’ajoutent aussi des révolutions technologiques
et conceptuelles. Tout cela est en train de reformater
totalement notre société : la façon dont nous nous
comportons, la façon dont nous travaillons, la façon
dont nous consommons... C’est ce changement de
civilisation, comparable au passage du Moyen Âge à la
modernité, dont il est question actuellement.
Les élites gèrent
de façon déterministe
un monde qui
ne l'est plus.
Comment la science est-elle impactée par
ce changement de civilisation ?
La science est touchée par deux révolutions. Technologique,
d’une part, grâce aux résultats concrets
de certaines disciplines qui
permettent des avancées fulgurantes,
nous le voyons tous
les jours, et une révolution
conceptuelle d’autre part. La
précédente consistait à passer
d’une planète qui vivait
au centre de l’univers, à un
monde copernicien où la Terre
devenait une planète de banlieue
avec une étoile de banlieue.
Désormais, on passe de
cette vision-là à un monde où
la réalité ultime – pour reprendre
Matrix – n’est pas le
monde où nous sommes, mais une autre réalité, bien
plus grande, ce que le physicien Bernard d’Espagnat a
appelé le réel voilé. Quelque chose qui est au-delà de
l’espace, du temps et de la matière... C’est une révolution
gigantesque pour la science ! C’est aussi l’idée que
l’univers est peut-être porteur de sens.
Pourtant, le monde n’a pas encore intégré
cette nouvelle donne conceptuelle...
À votre avis, comment va-t-il évoluer ?
On ne peut pas le prédire... Mais on peut l’imaginer,
à la maniàre de ce que j’appelle la prospective
Jurassic
Park. Dans le livre, un théoricien du chaos arrive et
dit au directeur du parc :
« Ton parc va s’effondrer. Je
ne sais pas quand, je ne sais pas comment, mais il va
s’effondrer... » La première réaction du directeur est de
lui répondre :
« Tu prétends cela sans me donner plus
de précisions, alors qu’il n’y a pas un pet de dinosaure
qui échappe à mes supercapteurs infrarouges ! » Et vous
souvenez-vous de ce qu’il se passe ? L’effet papillon !
Un petit évènement de rien du tout va amener un
système naturellement instable à un changement brutal
d’équilibre, en l’occurrence ici l’effondrement des
barrières du Jurassic Park, lâchant les dinosaures en
liberté. C’est ce qu’on appelle une « bifurcation ». Dans
notre société, il existe un certain nombre d’éléments et
de facteurs qui annoncent cette transformation, pour
le meilleur ou pour le pire.
Pour le meilleur ou pour le pire... c’est-à-dire ?
L’intelligence artificielle, la robotique, les imprimantes
3D, les objets connectés ou les puces RFID
vont remettre en cause la question même des droits
de l’homme. C’est une certitude. Mais la question,
c’est quand, et comment ? Juste un exemple : j’ai
appris hier que le premier restaurant composant des
plats depuis une imprimante 3D a ouvert . Londres !
En fonction de la matière première disponible dans
ses cartouches, on peut imprimer
une pizza ou un burger...
Imaginez, vous allez faire un
jogging, vous appuyez sur un
bouton, et pendant ce temps-là,
l’ordinateur se charge d’imprimer
un repas pour l’heure
de votre retour. C’est terrible.
Et pourtant remarquable...
Car cette même technologie
permet des avancées médicales
exceptionnelles : une oreille a
été imprimée en 3D en février
dernier, des vertèbres cervicales ont aussi été implantées
sur un être humain en mars.
C’est notre définition du vivant qui est en jeu...
Exactement ! C’est un vrai problème. Ces révolutions
technologiques actuelles sont à la fois formidables et
redoutables. Pierre Giorgini [ndlr : ingénieur en numérique
et recteur de l’université catholique de Lille] a
écrit un livre où il explique que demain, par exemple,
on recevra un e-mail de notre assurance nous disant :
« Monsieur, étant donné vos recherches sur Internet, étant
donné ce que vous avez posté sur Facebook, étant donné
vos réservations de train, nous déduisons que vous allez
actuellement partir faire du ski. Nous vous avertissons
qu’étant donné votre surcharge pondérale, cette activité est
très dangereuse pour vous et n’est pas raisonnable. Donc
nous vous conseillons d’y renoncer sous peine d’une surtaxe
de 35 % de votre assurance. » C’est malheureusement
aussi ça, le monde de demain !
Je ne sais pas s’il faut en rire ou en pleurer...
Il faut y réfléchir ! C’est un monde qui rejoint Matrix :
rien de ce que vous faites n’échappe au système. C’est
pourquoi la notion des droits de l’homme risque
de changer radicalement à l’avenir. Avoir le droit à
la déconnexion d’Internet, le droit à l’oubli, cela va
devenir indispensable !
Malgré cela, existe-t-il des perspectives
rassurantes ?
Une chose vraiment rassurante, c’est que personne ne
pourra contrôler le système ! Il existera donc des espaces
de liberté, et des malins, un peu comme les gens de
chez Morpheus, navigueront à l’intérieur du système,
dans les soubassements des réseaux informatiques,
pour y échapper. L’autre bonne nouvelle, c’est que ces
révolutions permettent à chacun de se les approprier.
Par exemple, au Sierra Leone, un enfant de 15 ans, Kelvin
Doe, a électrifié son village avec des déchets métalliques
récupérés dans les poubelles. Il a bâti, toujours
avec ces déchets, une station de radio pour porter la
voix de son village et a été invité au Massachusetts Institute
of Technology pour expliquer comment il avait
fait. C’est incroyable ! Pensez aussi à la fameuse Chido
Govera. Un industriel, Gunter Pauli, l’a aidée à faire
le premier café consigné au monde, c’est-à-dire que le
marc est recyclé en terreau à champignons. Depuis,
cette femme, orpheline à l’âge de 7 ans, parcourt le
monde pour expliquer sa technique. Demain, des tas
de gens vont échapper à leur condition parce qu’ils
ont un don particulier qui peut se révéler grâce à ce
nouveau monde.
Le jour où vous ne
verrez plus d’éboueurs
dans les rues,
nous serons dans
le monde de demain.
Avez-vous en tête d’autres
exemples écologiques inspirants ?
La vraie écologie n’est pas de polluer moins, car avec
cette idée, nous continuerons toujours de polluer... Il
faut apprendre, à l’image de la nature, à dépolluer !
C’est ce que propose William McDonough, spécialiste
de l’architecture durable, qui
fabrique des usines desquelles
l’eau qui sort est plus propre
que la rivière qui y rentre. Il a
aussi réalisé une usine Ford,
dans le Michigan, avec le plus
grand toit vert du monde, un
toit vivant qui, à l’image d’un
aspirateur géant, aspire les particules
fines et dépollue l’air de
la ville. Bientôt, des voitures
seront même capables, grâce
à certains filtres, de dépolluer
l’air autour d’elles. Et quand on demande à cet expert :
« Comment pouvez-vous collaborer avec la grande industrie
? », McDonough répond :
« Mais comment pouvez-vous
ne pas collaborer avec eux ? C’est le seul réel moyen de
changer le monde ! » Comme il le mentionne également,
chaque maison devrait être comme un arbre et chaque
ville comme une forêt, en s’adaptant à son environnement.
C’est vrai, pourquoi construire les mêmes
bâtiments à Tokyo, à Marrakech ou à Oslo ? Il faut
suivre les lois de la nature. Dans des climats différents,
il devrait y avoir des systèmes complètement différents.
Par exemple, à l’intérieur des bâtiments, à Marrakech,
il faudrait des lacs pour faire circuler l’air sur de l’eau
froide afin d’éviter une grande partie de la climatisation.
Mais le plus grand secret de la nature tient en
une phrase : elle n’a pas de poubelle. Tout se recycle !
McDonough dit ainsi :
« Le jour où vous ne verrez plus
d’éboueurs dans les rues, nous serons dans le monde de
demain. » Pourquoi ? Parce qu’un escargot n’est pas
payé pour manger des feuilles mortes. Il est ravi de les
trouver, c’est sa subsistance. Tout déchet doit être une
ressource et même si ça parait aujourd’hui hypothétique,
je suis certain qu’un jour ce sera possible
! Et on trouvera alors le XXe siècle plutôt... idiot !
Dans un monde si chahuté, et pour reprendre
le titre de votre livre best-seller, peut-on trouver
le sens de notre existence ?
Heureusement [Rires.] ! Quel est le sens de la vie
dans Jonathan Livingston le goéland ? Quand celui-ci,
comme un bodhisattva, veut retourner sur terre pour
éduquer les autres goélands, un de ses disciples lui dit :
« Ce n’est pas la peine, les goélands sont nuls : ils se battent
pour une misérable tête de poisson, ou pour le pouvoir
au sein du clan. Et puis, ils savent à peine marcher, ils
sont tout patauds ! » Sauf que le goéland n’a pas été
créé pour marcher, mais pour voler !
« Un goéland qui
prend librement son essor vers le ciel, c’est la plus belle de
toutes les créatures. Voilà ce que nous pouvons faire : faire
comprendre à ceux qui veulent
apprendre ce pour quoi ils sont
faits » , lui répond le goéland.
Ce qu’il veut dire, c’est que la
plupart du temps, les hommes
sont égoïstes, ils se battent pour
le pouvoir ou la richesse, mais
l’humain n’est pas fait pour
cela ! Il est fait pour acquérir
une dimension spirituelle, celle
de s’élever vers son créateur,
vers ses origines, afin de comprendre
sa véritable dimension !
C’est la chose la plus belle qui soit. Dieu veut être aimé
par des êtres libres, voilà pourquoi, à mon avis, il a créé
le monde. Voilà pourquoi il nous a créés... Le sens de
notre existence, c’est donc de devenir
Dieu à notre tour, à une toute autre altitude !