Le soleil se lève sur Bénarès, la capitale religieuse de l’Inde. Il apparaît derrière la brume qui nappe la surface du Gange, le fleuve sacré. Cette ville sainte, également appelée Kashi (la Lumineuse), est considérée comme étant la résidence de Shiva, le dieu le plus vénéré du panthéon hindou, le grand créateur, destructeur et transformateur. À Bénarès, Shiva octroie la libération de l’âme et permet à tous ceux qui y meurent, et s’y font incinérer, de sortir du cycle des réincarnations. La présence de la mort est donc permanente ici. Elle n’y est pas vue comme une fin en soi, mais plutôt comme une opportunité de libération. J’ai habité plusieurs années en Inde. Enseignante de yoga, élève de plusieurs maîtres yogis, et familière des traditions spirituelles millénaires du pays alliant corps et esprit, je suis tombée amoureuse de Bénarès il y a quelques années, tant son atmosphère mystique m’a touchée. Les bains dans le Gange, les cérémonies dans les innombrables temples, les sites de crémation ouverts à tous, cette proximité sans tabou avec la mort et tous les rituels associés.
Bénarès, entre vie et mort, la cité de Shiva
Les crémations prennent place devant le Gange, sur les
ghats, ces successions de marches bordant le fleuve sacré. Deux sites sont exclusivement réservés à cet effet : le
ghat de Manikarnika et celui d’Harishchandra. Les corps sont brûlés à l’air libre, selon des rituels bien précis depuis des centaines d’années, de jour comme de nuit, quelle que soit l’heure à laquelle les familles amènent les dépouilles de leur proche défunt.
C’est ici, à Bénarès, que j’entendis parler pour la première fois des aghoris, lorsqu’un ami me montra la photo d’un homme assis sur un cadavre. Devant ma stupeur, il m’expliqua qu’il s’agissait d’un pratiquant aghori en train de méditer. Sur un cadavre ?! Mon ami surenchérit en me disant que l’on attribuait aux membres de cette communauté mystérieuse, vivant sur les sites de crémation, d’autres pratiques extrêmes allant jusqu’à des actes de cannibalisme. Pourtant, me dit-il, malgré les craintes qu’ils suscitent, les aghoris sont extrêmement vénérés, notamment pour leurs pouvoirs psychiques et leurs capacités extrasensorielles. De nombreuses personnes viennent les trouver lorsqu’il s’agit de guérir une maladie incurable ou de résoudre une problématique familiale grave. Et même des hommes politiques, jusqu’aux présidents de l’Inde, les consultent. Depuis ce jour, l’envie d’en savoir plus sur ces aghoris ne m’a pas quittée. Qui sont ces ascètes ? En quoi leurs pratiques morbides participent-elles à un chemin spirituel ?
Il est très difficile de distinguer le vrai du faux dans cette ville aux mille et une facettes spirituelles, et rencontrer un authentique aghori est rarement le fruit du hasard. Certains en ont les apparences (ascète couvert de cendre), mais ne sont finalement que des mendiants cherchant à susciter l’intérêt et la crédulité des touristes. Eux, ils sont partout sur les
ghats. Mais où se cachent les vrais aghoris ?
Il existe un temple aghori à Bénarès,
Baba Keenaram Temple. Il est cependant essentiellement fréquenté par des apprentis, et les véritables maîtres y sont invisibles.
Une rencontre authentique
C’est grâce à l’un de mes enseignants de yoga, natif de Bénarès, que je vais enfin avoir la chance de rencontrer un authentique aghori. Il s’agit de l’un de ses amis d’enfance. L’homme s’appelle Aditya. Âgé de 44 ans, il suit la voie aghori depuis l’adolescence. À quelques heures du rendez-vous, je suis bien loin d’imaginer que, non seulement Aditya va me révéler le sens spirituel de leurs pratiques hors du commun, mais que je vais également vivre l’une des expériences les plus mystiques qui soient.
Ni collier de crânes, ni le corps enduit de cendre, Aditya me reçoit chez lui, habillé sobrement d’une traditionnelle tenue indienne. C’est aujourd’hui un homme marié, père de deux enfants. Il a commencé son initiation aghori très jeune, et a vécu des années comme un ascète, seul, sur les sites de crémation, portant l’habit noir de sa lignée.
Aditya m’explique avoir eu une enfance tranquille et équilibrée, dans un environnement aimant. Pas de traumatisme, donc, qui l’aurait mené vers cette voie si particulière, mais plutôt une vocation, qu’il perçoit comme la réminiscence ou la continuité d’une vie antérieure. Il me confie avoir fugué de sa maison familiale à l’âge de trois ans pour suivre un
saddhu, un moine errant, qui passait devant chez lui, irrésistiblement attiré par le saint homme. Quelques années plus tard, au lycée, il vivra de nombreuses expériences d’états modifiés de conscience qui l’amèneront à se poser la question suivante : « Qui suis-je réellement ? » C’est une époque où il lit beaucoup, à la fois des ouvrages spirituels et philosophiques, tous courants confondus : grec, latin, hindou, etc. Mais il comprend progressivement qu’il recherche quelque chose qui le transformera de l’intérieur, et non pas une simple connaissance livresque ni des expériences psychospirituelles passagères.
C’est ici, à Bénarès, que j’entendis parler pour la première fois des aghoris, lorsqu’un ami me montra la photo d’un homme méditant sur un cadavre.
Le maître se présente
En 2004, Aditya ressent l’appel irrépressible de participer à la Kumbha Mela à Ujjain, dans le nord de l’Inde. La Kumbha Mela est le plus grand pèlerinage hindou au monde, regroupant quelque deux cents millions de personnes, et ayant lieu tous les douze ans. C’est lors de ce rassemblement qu’il fait la connaissance de Kapalik Bhairavanand Saraswati, un maître aghori. La connexion est telle qu’il décide de tout quitter, sa famille, ses études, pour aller le rejoindre dans la périphérie de Delhi, dans un lieu assez isolé. Cette rencontre est une reconnexion. Comme si celui qui allait devenir son guru l’attendait depuis longtemps. Dès lors, Aditya commence son apprentissage. Il a seize ans.
Fort de son esprit aiguisé et armé d’un lourd bagage de connaissances spirituelles, Aditya, qui s’attendait à se voir enseigner des pratiques ésotériques complexes, tombe de haut quand son guru lui demande uniquement de réciter un mantra. Un mantra est une invocation en sanskrit ; il peut être plus ou moins long, de quelques mots à des phrases entières.
Sauf que la pratique ordonnée par son guru consiste à réciter quotidiennement le même mantra 100 000 fois, pendant un cycle de 41 jours ! Une récitation nécessitant 13 heures sans aucune interruption. Au bout de quelques jours, il découvre avec surprise n’éprouver aucune fatigue, et ne dort bientôt plus qu’une à deux heures par nuit, tant l’énergie du
japa (la récitation du mantra) est forte, et la pratique intense.
Au bout de 41 jours, son guru lui demande… de recommencer. Plusieurs cycles vont ainsi se succéder. C’est ainsi que, vers la fin du quatrième mois, le changement énergétique survient. Ses perceptions se modifient, il devient clairvoyant, ses pouvoirs psychiques (
siddhis) se développent, ses pensées prennent forme dans la réalité physique. Ce serait un moment délicat, dangereux même, sans un maître à ses côtés. Pour canaliser et libérer un trop-plein d’énergie, son guru lui demande alors d’intégrer une nouvelle pratique, en plus du
japa. Tous les cinq jours, il doit désormais effectuer une cérémonie du feu (
havan). Aditya est invité à offrir ses mantras au feu, qui purifie, transforme et stabilise l’énergie colossale qu’il emmagasine avec ses
japas. Quelques mois de cette pratique strictement conduite ont clairement eu un impact physique, énergétique et psychique considérable sur Aditya. C’était bien cela qu’il recherchait, une transformation permanente de son être. La voie aghori permettant bien de soutenir de plus hauts niveaux d’énergie, elle ouvre la voie à la stabilisation de changements intérieurs profonds.
Crânes, rituels et mondes subtils : les pratiques révélées
Un jour, au bout de six mois, son guru dépose devant Aditya un sac rempli de crânes humains. Il lui demande d’en choisir un. Une fois le choix fait, son guru lui explique comment le découper sans le casser, pour en faire un bol. Il lui enseigne les rituels associés à ce crâne (
kapala, en sanskrit), rituels qu’il devra accomplir quotidiennement. À partir de ce jour,
Aditya utilise ce crâne/bol pour tous les liquides qu’il absorbe. Tout comme les yogis boivent dans des récipients en cuivre pour en absorber certaines propriétés, le principe est le même avec des crânes humains chez les aghoris, comme me l’explique Aditya.
(...)