Un matin, au réveil, je baignais dans mon sang. À l'hôpital, ils ont vite diagnostiqué : cancer des ovaires. Ils ont ouvert, enlevé, refermé, et puis ils m'ont dit que c'était fichu. Trop tard, trop avancé. À leur avis, il me restait un an de vie, à peine. Et encore : dans le demi sommeil pâteux de la sortie d'anesthésie, j'ai entendu une voix dire à une autre voix :
« Je ne vois même pas pourquoi on opère des gens comme ça... Elle est cuite, je ne lui donne pas trois mois. » Je n'avais pas tout à fait quarante ans et j'allais mourir. Comme ma grand mère, et ma mère : trop jeune, et du même mal.
J'étais écartelée de douleur, mais aussi folle de rage d'être foudroyée par cette chose que je ne maîtrisais pas. Je ne comprenais pas ce qui m'arrivait, ni pourquoi ça m'arrivait. J'étais démunie, perdue. Puisque j'étais mourante, il ne me restait qu'à mourir...
Je me souviens très bien de l'arrivée de cet homme tibétain, un matin, dans ma chambre d'hôpital. Il était là, debout devant mon lit, et moi, quand je l'ai vu, j’ai cru que j'étais passée dans l'autre monde. Il m'a expliqué qu'il était envoyé par une de mes amies, et il m'a demandé :
« Est-ce que tu veux vivre et guérir ? » Je ne savais pas. J'avais si mal que je voulais seulement que ça s'arrête. Et puis j'ai pensé à ma fille, que je voulais continuer de voir grandir. Et j'ai pensé que je voulais comprendre. Trouver un sens à tout ça. À mon mal ; à ma vie... J'ai fini par dire oui. L'homme m'a regardée très tranquillement et m'a répondu :
« Très bien, je vais t'aider, mais à trois conditions. D'abord, tu essaies de revenir dans la vie en en trouvant le sens. Ensuite, tu fais tout ce que je te dis. Et enfin, quand tu iras bien, tu transmettras ce que tu as appris. »
Voilà comment tout a commencé.
II est venu me voir tous les jours. En arrivant, il demandait :
« Tu veux vivre aujourd'hui ? » Quand le combat était trop éprouvant, la peur paralysante, je répondais non. Alors il repartait, sans rien dire, et je restais seule avec mon supplice. Des heures et des jours à errer dans ma souffrance, en quête de sens...
Mais la plupart du temps, j'ai dit oui. Et il m'a appris.
D'abord, il m'a montré comment ne pas fuir dans la morphine, et comment affronter ma douleur. L'écouter, pour entendre ce qu'elle avait à me raconter. La suivre sans la lâcher, pour lui trouver un sens. La traverser, pour continuer d'avancer. J'ai découvert, senti, ressenti. J'ai pris le risque de diminuer les doses d'analgésiques pour ne pas perdre contact avec ce qui se pas sait dans mon corps. J'ai accepté d'avoir mal, un peu, beaucoup, puisque je devais en passer par là. J'ai fait cet étrange voyage jusqu'au bout, jusque là où la souffrance vous lâche et s'inverse pour laisser place à l'apaisement.
« Est-ce que tu veux vivre et guérir ? »
Il m'a appris, aussi, à chercher pourquoi et comment j'avais fini par échouer là, aux portes de la mort. J'ai commencé à fouiller, en arpentant les événements de mon existence, depuis le début. Petit à petit, j'ai mis des mots sur les choses, exploré mon passé sous un éclairage nouveau... C'était comme si je reprenais pied en moi-même. J'ai senti que toutes les souffrances engrangées depuis si longtemps avaient raidi mon corps, jusqu'à l'empêcher presque complètement de vivre.
J'ai vu se dessiner, avec de plus en plus de netteté, les ombres et les lumières de mon histoire. Je me suis souvenue d'instants de lumière, de chaleur et d'odeurs particulières. Et, dans un patio blanc, d'une fontaine d'eau pure et d'une femme douce qui me tendait les bras. Je m'y jetais de toutes mes forces, et ça me remplissait de bonheur. Je me suis souvenue d'un chatouillis au creux de mon ventre, et de la chaleur des bras et des seins au creux desquels je me blottissais.
Et puis un matin, sans que j'aie la moindre idée de comment j'étais passée de l'un à l'autre, je m'étais retrouvée dans un salon froid, sous les yeux d'une grand-mère austère et d'une tante qui détestait les petites filles. Au fond du salon, un petit garçon blond et rieur avait toutes leurs faveurs -
« Comme il aime son père, celui-là... » Dans mon ventre, le chatouillis s'était transformé en une étreinte qui faisait mal. Ma mère n'était plus là, et mon père non plus. Les autres aimaient mon frère, mais pas moi. Qui étais-je ? Où étais-je ? Que se passait-il et pourquoi ?
Je me suis souvenue des jours qui avaient suivi, où l'on chuchotait la mort de ma mère. De la douceur dont on entourait mon petit frère, et du regard vide qu'on posait sur moi. Je sentais que j'étais de trop, que je gênais. Mais je ne savais pas quelle faute on me reprochait, ni ce que j'avais fait pour mériter ça.
Des otites à répétition m'ont appris que pour être aimée, ou au moins recevoir un semblant d'attention, il fallait que je sois malade. Alors, j'ai été malade, souvent. Trop, sans doute... Un dimanche après-midi, on m'a emmenée chez les religieuses, c'était plus simple pour tout le monde. J'avais sept ans. Il m'est revenu, le goût de métal et de désespoir de ce dimanche-là. L'odeur de cire et de soupe du parloir, et le baiser sec de la sœur chargée de m'accueillir. Je me suis souvenue d'avoir pensé que je devais sans doute être la cause d'un grand malheur, et que je n'avais plus qu'à me taire et me plier aux règles du pensionnat.
Quand le besoin de chaleur et d'amour était trop fort, je tombais malade, ou faisais mine de l'être, pour aller me blottir à l'infirmerie.
Le jour de mes douze ans, la mère supérieure m'a convoquée dans son bureau pour m'annoncer qu'elle avait entendu pour moi l'appel de son Dieu, et qu'il fallait que je me prépare à devenir religieuse. J'ai refusé. Je n'avais qu'un désir : sortir de ce couvent. En attendant, j'ai passé des semaines à l'infirmerie, à étouffer d'interminables bronchites. C'est comme ça que j'ai décidé d'être médecin, pour soigner ceux qui sont malades ou qui, comme moi, ont besoin de l'être pour se faire aimer. J'ai fini par me retrouver étudiante en médecine...
Un jour, j'ai su que je devais faire quelque chose de ma vie au lieu de la laisser s'enfuir.
Je me suis souvenue, encore, du jour où l'on m'avait offert un baptême de l'air. J'étais en deuxième année. Mon regard avait croisé celui du pilote, et j'avais senti à nouveau le chatouillis si doux de mes deux ans et demi. Quand il m'a prise dans ses bras, c'était bon, c'était chaud, c'était à nouveau l'espoir. La vie. Même si, dans mon ventre, je sentais, tapie, la peur d'un danger imminent qui mettrait fin, d'un coup, à cet émerveillement. Même si s'y mêlaient les regards froids, accusateurs, de ma grand-mère et de ma tante auxquels je n'avais toujours pas trouvé de cause.
Ma robe de mariée était prête, l'année de mes vingt ans, quand le téléphone a sonné. L'avion de mon pilote, mon fiancé, venait de s'écraser. Et avec lui, tout mon avenir.
Je me suis souvenue de la maison froide comme un parloir, peuplée de blouses blanches, de paroles douceâtres et d'airs compatissants dans laquelle j'essayais de mourir. Ils disaient
« dépression », moi je sentais au creux de mon ventre, exactement au même endroit que la peur, qu'être malade ne suffisait plus, et que tout en moi se détachait de la vie, de vertige en vertige, dans le vide et le désespoir.
Un jour, j'ai su que je devais faire quelque chose de ma vie au lieu de la laisser s'enfuir. J'ai quitté la maison de repos et j'ai laissé un souffle puissant me pousser : et si la mère supérieure de mes douze ans avait eu raison ? Si mon refus de l'appel de Dieu avait coûté la vie à mon fiancé ? Alors, je suis entrée au carmel.
Je me suis souvenue de ces nouvelles années d'enfermement. Des années rudes et douloureuses, qui me sont chères pourtant, passées à chercher des réponses aux
« pourquoi » et aux
« comment » qui me taraudaient depuis l'enfance. À appeler un Dieu que je ne trouvais pas. À écouter mon corps, dépouillé de tout plaisir, pour saisir ce qui l'habitait à chaque instant. J'ai eu beaucoup de réponses. Un jour de Pâques, au bout de cinq ans, j'ai compris qu'il y avait un sens à tout cela, sans savoir lequel. Je me suis sentie vivante, habitée, et je suis repartie dans la vie, pour essayer de le trouver.
La vie ! Mes retrouvailles avec le monde ! Plus question d'études de médecine - ma sortie du carmel m'avait définitivement brouillée avec ma famille, qui m'a coupé les vivres. J'ai trouvé une place de fille de salle à l'hôpital. J'ai appris à soigner les corps des autres. Je suis devenue l'assistante d'un médecin. Puis je me suis éloignée vers d'autres horizons. J'ai appris : le commerce, l'industrie.
J'ai appris, aussi, mon propre corps... L'amour, le désir, le plaisir, la maternité. Les chagrins, les bonheurs, les ruptures, les peurs. La recherche éperdue des chatouillis si doux de mon enfance, de bras en bras. Une vie follement tendue de mère et finalement de chef d'entreprise, et de femme amoureuse, aussi. Et abandonnée par l'homme que j'aimais, quelques semaines avant ce matin où je me suis réveillée mourante, baignant dans mon sang.
Et depuis toujours, en filigrane, comme tatoué dans chaque cellule de mon corps, ce besoin de comprendre et de trouver un sens, sans que je sache où ni comment chercher...
Quand je suis entrée dans cet hôpital, baignant dans mon sang, j'étais cartésienne, rationaliste. Je n'avais aucune idée de ce qui était en train de se produire dans ma vie. Mais jour après jour, pendant dix ans, ce sage tibétain m'a appris à porter sur la vie un nouveau regard, à écouter différemment, à sentir et ressentir de tout mon être. Et je sentais que c'était bon pour moi. Au fur et à mesure que mon corps comprenait, et se libérait de ses empreintes douloureuses, mon esprit cheminait, et mon regard changeait.
Il m'a menée jusqu'aux frontières de la peur de la mort.
Il m'a ouvert les portes d'une autre existence, où l'on se libère plus qu'on ne guérit. Il a délié ma parole, et ma conscience. Il m'a accompagnée et encouragée à aller au-delà de mon intellect, puis de mes émotions, pour entrer en contact avec mes sensations, et écouter ce que le corps dit à travers elles. Il m'a aidée à réveiller la mémoire de ma chair, qui portait en elle l'origine de mes douleurs, les empreintes et les impacts de toutes les crispations de mon existence, et de mon héritage. Il m'a montré comment ne pas en avoir peur, au contraire, et comment retrouver cette mémoire, la suivre jusqu'à sa source pour la désamorcer et m'en délivrer.
Il m'a expliqué que la parole aide à traverser les couches de mémoire agglomérées tels des sédiments, mais que ça ne suffit pas. Il m'a aidée à sentir au plus profond de mes entrailles, de mes muscles, de mes nerfs, de ma carne, qu'il avait raison. Et j'ai compris, en l'expérimentant, qu'il faut transformer ce qui a été froissé, tordu dans le corps, en lui donnant un nouveau mouvement.
Je suis passée par une grande douleur... Elle a fait remonter ma mémoire enfouie, et la révolte contre mes souffrances d'enfance. La disparition de ma mère, le désert d'amour dans lequel son absence m'avait précipitée. L'indifférence cruelle de mon père, qui finalement n'était pas mon père. La haine tenace de sa famille, qui n'avait pas voulu aimer l'enfant naturelle que j'étais, et m'avait traitée comme une étrangère fautive. Rien de tout cela ne m'avait été raconté, mais tout était là, en moi, engrammé dans ma chair... Il m'a « suffi » d'apprendre à l'écouter. Mais ça m'a pris des années !
Nous sommes des êtres incarnés dans la matière, et que c'est pour cela qu'il faut chercher dans le corps sa délivrance.
Je suis arrivée petit à petit à entendre et accepter ce qui venait de mon corps. Au bout de deux mois, je suis sortie de l'hôpital. J'avais tout perdu, mais ça n'avait pas d'importance. Je savais que j'avais quelque chose à faire de ma vie, même si je ne savais pas encore quoi. J'ai fini par reprendre des forces. Je me suis sentie mieux de jour en jour. J'avais été mourante, mais je ne suis pas morte.
J'ai découvert la psychologie, et tout ce qui pouvait m'aider à trouver un sens : le yoga, la psychanalyse, l'acuponcture, la généalogie, les massages... Je suis allée voir des professeurs et des guérisseurs, des médecins et des chamans, jusqu'aux Philippines. J'ai cherché dans les religions, les cultures, les rites et les traditions. Rien ne me suffisait. Côtoyer chaque jour mon maître tibétain m'avait ouvert l'esprit, et la porte d'un monde sans a priori, où les hommes avec ou sans diplômes se transmettent des savoirs dont ils ignorent souvent l'origine, mais qu'ils ont éprouvés, générations après générations, souvent sans pouvoir les expliquer. Voilà comment j'ai découvert les livres du yogi breton Satprem, qui m'ont menée à Mère et Sri Aurobindo, ses maîtres indiens. Ils parlaient de
« mental des cellules », de mémoire ancrée dans le corps. Et je sentais que c'était juste. Ils disaient que tout vient de là, sans dire comment ni pourquoi. Leur langage était hermétique. Il me fallait le décoder au travers des expériences vécues pour savoir le comprendre et l'intégrer.
Un jour, mon maître tibétain m'a dit :
« Fais ce que tu as appris », et puis il est parti. Je me suis mise à faire ce que j'avais appris. Des personnes ont commencé à venir me voir. Je les ai aidées, comme mon maître tibétain m'avait aidée, à écouter leur corps et à libérer leur mémoire, pour qu'elles puissent aller mieux.
J'ai vu ces personnes traverser à leur tour ce que j'avais traversé. Avec elles, j'ai continué de chercher, inlassablement,
« comment » et
« pourquoi ». J'ai compris et vérifié mille fois à quel point notre mémoire est inscrite dans notre chair. Et que pour aller mieux il faut
« descendre » dans le corps pour rencontrer, de façon concrète, l'empreinte de tout ce dont nous avons hérité et de tout ce qui se joue au moment de notre conception, de notre naissance et au cours de la vie. Compris et vérifié aussi que nous sommes des êtres incarnés dans la matière, et que c'est pour ça qu'il faut chercher, dans le corps, l'endroit précis qui va lui permettre d'aller dans sa plus grande souffrance chercher sa plus grande délivrance.
Je ne prétends ni soigner, ni guérir. Mon travail, à moi, c'est d'accompagner qui me le demande dans son propre travail de mémoire, et d'aider ceux qui le souhaitent à libérer leur corps des empreintes douloureuses de cette mémoire, pour qu'ils puissent enfin aller mieux.
Myriam Brousse,
Votre corps a une mémoire, éditions Fayard, Paris, 2007.