Le lendemain matin, j’étais coincé dans les bouchons et
je réfléchissais à ce à quoi j’allais me confronter ce jour-là
quand je remarquai une boutique de donuts Krispy Kreme
sur le bord de la route. Nous étions en 2012, l’année des
Jeux olympiques de Londres. C’est en associant les deux
choses que m’est venue l’idée saugrenue de mon troisième
challenge. J’allais leur demander de me faire cinq donuts
entrecroisés à la façon des anneaux olympiques. Ils refuseraient,
et je rentrerais chez moi en ayant affronté un rejet
et en rapportant des douceurs pour le dîner.
Je quittai mon bureau un peu plus tôt que d’habitude
et me rendis chez Krispy Kreme. J’avais bizarrement hâte
d’essuyer un refus cette fois-ci, peut-être parce qu’il y
avait la promesse de donuts à la fin. Je commençai à
me filmer alors que j’étais encore en train de conduire,
pour planter le décor de cet « épisode ». Lorsque j’entrai
dans la boutique de donuts, elle était bondée. Dans la
queue, je préparai quelques blagues et m’enjoignis d’être
calme, confiant et courtois. Sur la vidéo, on m’entend
mur murer : « Tout va bien se passer. » J’aurais tout donné
pour ressembler davantage à Bill Clinton, l’homme le plus
charismatique que j’avais jamais vu. Je m’imaginais être
lui, dans l’espoir que cela me donne plus confiance en
moi.
Enfin, ce fut mon tour. La caissière – qui était en fait la
chef d’équipe – semblait avoir une quarantaine d’années.
Elle était blonde et avait relevé ses cheveux en queue de
cheval sous une casquette de base-ball portant le logo
Krispy Kreme.
« Que puis-je faire pour vous ? » demanda-t-elle.
Je lui adressai un sourire confiant, un sourire que je
voulais présidentiel, « à la Clinton ». Puis je lui posai ma
question :
« Pourriez-vous me faire des donuts spéciaux ?
— De quel genre de donuts parlez-vous ?
— Euh, j’aimerais avoir… »
Je bredouillai un peu, baissai les yeux, puis regardai le
menu accroché au mur, dans l’espoir totalement fou d’y
trouver quelque chose comme des « donuts olympiques ».
Enfin, je pris mon courage à deux mains et me forçai
à la regarder droit dans les yeux.
« Pourriez-vous joindre cinq donuts ensemble pour les
faire ressembler aux anneaux olympiques ? »
Elle pencha la tête sur le côté, mit sa main sous son
menton et poussa une exclamation de surprise.
« Oh ! »
Sa question m’avait pris complètement par
surprise...
Et c’est là que cela devint intéressant.
« Pour quand en avez-vous besoin ? ajouta-t-elle au
bout de quelques secondes.
— Hein ? »
Je marmonnai comme si je n’avais pas bien entendu
sa réponse. Sa question m’avait pris complètement par
surprise.
« Pour quand ? » répéta-t-elle.
J’hésitai une seconde. Je m’attendais à ce qu’elle dise
non et je m’étais préparé à devoir lui expliquer le but de
cette étrange requête, faire quelques blagues et rentrer
chez moi. Mais elle m’avait demandé « Pour quand ? »
comme si elle me prenait vraiment au sérieux.
« D’ici… une quinzaine de minutes ? » dis-je, espérant
qu’elle serait obligée de refuser un délai aussi court.
Elle détourna le regard, se tenant toujours le menton,
et se mit à réfléchir.
Puis elle sortit un papier et un stylo et, au cours des
minutes qui suivirent, nous tentâmes de concevoir ce à
quoi les donuts ressembleraient. Elle notait des idées et
dessinait des anneaux sur la feuille de papier. Elle réfléchissait
à haute voix à comment faire lever et frire ces
donuts avec le matériel de la boutique.
Avec l’air d’un athlète olympique déterminé à gagner
la médaille d’or, elle leva les yeux vers moi et dit :
« Je vais voir ce que je peux faire. »
Ensuite, elle disparut dans la cuisine.
Je m’assis dans un coin et attendis ma commande.
J’avais du mal à y croire. J’étais venu faire une demande
ridicule dans le but d’obtenir un refus, mais j’étais là,
ébahi par sa réponse tout aussi ridicule.
Mon téléphone sonna. C’était Tracy qui me demandait
à quelle heure je rentrerais. Le dîner était prêt.
« Tu vas devoir attendre quelques minutes de plus, disje.
Tu te souviens de mon blog “100 jours pour vaincre
la peur du rejet” ?
— Oui…, répondit-elle lentement, l’air de se demander
dans quelle situation je m’étais fourré.
— Il est en train de se passer quelque chose d’incroyable.
Je t’expliquerai tout en rentrant. Crois-moi, cela
vaut la peine d’attendre. »
Quelques minutes plus tard, la femme revint de la
cuisine une boîte de donuts à la main. À l’intérieur se
trouvaient cinq beignets imbriqués les uns dans les autres,
chaque « anneau » avec le glaçage de la bonne couleur.
On ne pouvait pas se tromper, c’étaient bien les anneaux
olympiques.
« Waouh ! m’exclamai-je. C’est super ! Vraiment
super ! »
C’est à ce moment-là que je remarquai le badge à son
nom indiquant Jackie. J’apprendrais plus tard qu’elle
s’appelait Jackie Braun et venait de New York.
« Jackie, dis-je. Je suis votre plus grand fan ! »
Elle me remercia de ma gentillesse avec un immense
sourire, celui qu’on ne voit que sur le visage de quelqu’un
qui a réussi à faire le bonheur d’autrui.
J’étais prêt à payer n’importe quelle somme, mais alors
que je sortais mon portefeuille Jackie me surprit encore
une fois.
Si je n’avais pas posé la question, je n’aurais jamais vécu
ce moment.
« Ce n’est pas la peine, déclara-t-elle. Je vous les offre. »
Cette fois, j’étais complètement stupéfait. Je lui demandai
à deux reprises si elle était bien sérieuse. Elle l’était.
Je ne savais pas comment la remercier, alors sans plus
réfléchir je la serrai dans mes bras.
Sur le chemin du retour, je n’arrêtais pas de regarder la
boîte de donuts posée sur le siège passager à côté de moi.
Ce n’était pas tous les jours qu’on entendait parler d’un
tel service clients ou d’une preuve de gentillesse comme
celle-ci. On parle sans cesse aux informations d’histoires
de bagarre, de vol, de cupidité de dirigeants d’entreprise,
et de mauvaise qualité de la nourriture dans les fast-foods.
Mais des managers de fast-food qui acceptent de réaliser
une commande absurde en moins de quinze minutes ?
Ça, c’était remarquable !
Encore plus remarquable : je n’avais pas été rejeté. Je
n’avais pas eu besoin de me servir de mes blagues, de
m’expliquer ou d’imiter Bill Clinton – je n’avais rien eu
à faire d’autre que trouver le courage de poser la question.
Jackie et moi avions collaboré pour concrétiser mon
idée folle, et ce faisant nous nous étions bien amusés. Si
je n’avais pas posé la question, je n’aurais jamais vécu
ce moment. Les donuts en forme d’anneaux olympiques
n’auraient jamais existé et Jackie n’aurait jamais eu l’opportunité
de satisfaire un client de manière aussi imprévue.
En rentrant chez moi, je ne pouvais m’empêcher de
croire que le monde était en fait bienveillant, et que les
gens étaient bien plus gentils que je ne le pensais.
Je débordais d’excitation. Un sentiment que je n’avais
pas ressenti depuis mon enfance. Ce n’était pas la décharge
rapide que l’on a lorsqu’on fait une farce à quelqu’un,
ou la montée d’adrénaline qui suit une victoire surprise.
C’était… le sentiment que tout était possible. L’impression
que le monde était plein de bien plus de possibilités
que je ne l’avais jamais imaginé. Si je pouvais avoir
des donuts en forme d’anneaux olympiques chez Krispy
Kreme sans même avoir à insister, que pouvais-je obtenir
d’autre si je le demandais ? Une autre question : Quelles
possibilités s’ouvriraient à moi si j’essayais vraiment ?