Il se promène, Charles Pépin, il se promène au gré des sujets qui l’interrogent et qui le touchent. Diplômé de Sciences Po Paris et de HEC, agrégé de philosophie, il écrit des essais, des romans, parfois des bandes dessinées sur les grands thèmes de la vie. Publié dans une trentaine de pays, il intervient comme chroniqueur dans Philosophie Magazine et anime sur France Inter l’émission Sous le soleil de Platon. Après quinze ans de psychanalyse, il a pensé devenir analyste ; mais finalement, de classes de philosophie en salles de conférences, il préfère s’émanciper des cases et des catégories pour continuer à promener sa sensibilité au gré des questions existentielles… jusqu’à la lisière du mystère.

Vous avez écrit une quinzaine d’ouvrages. Comment vos livres naissent-ils : d’une expérience personnelle, d’une rencontre, d’une intuition ?

Je ne fais pas partie de ces philosophes qui réfléchissent de manière idéaliste et intellectuelle. Le plus souvent, mes livres partent d’un problème existentiel, d’une chose qui résiste et me questionne. Je pars de la vie, de ce qui pose souci : l’échec, la confiance… Pour mon dernier livre, Vivre avec son passé, le déclencheur a été de voir autour de moi des gens perdre la mémoire et ne plus savoir qui ils étaient. Par ailleurs, ma compagne, psychothérapeute, est spécialisée dans la reconsolidation de la mémoire. En l’écoutant, je me suis dit qu’il serait intéressant d’explorer ce rapport au passé.

Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans ce travail ?

C’est la confirmation, scientifique, que dès qu’on se souvient, on réécrit le souvenir. Désormais, on sait techniquement comment le souvenir émerge de la mémoire de long terme pour traiter la mémoire de court terme en fonction des affects du présent, pour finalement être renvoyé dans la mémoire de long terme de façon recomposée. Quelle révélation ! Dès lors, qu’est-ce que le passé, si ce n’est plus du passé ? Comme une partition que l’on réécrit et que l’on rejoue en partie, le souvenir devient cette matière que l’on peut revisiter, réemprunter en fonction de la façon dont on l’interprète, de la façon dont on vit avec, de l’émotion et de l’amour de soi qu'on lui associe. Notre rapport au passé devient plus souple, plus libre, moins déterministe. C’est un espoir, notamment, pour relancer le mouvement de la vie figé par un passé douloureux ou traumatique.

En avez-vous fait l’expérience ?

D’abord par l’intermédiaire de la psychanalyse. Les bons psychanalystes, en favorisant les associations libres d’idées, peuvent amener leurs patients à réviser soudain la vision qu’ils ont de leur passé et le sens qu’ils lui donnent. Ma première séance de psychanalyse, alors que j’étais en dépression, m’a complètement apaisé et relancé dans l’existence, grâce à un changement de regard sur mon passé. Plus récemment, j’ai fait quelques séances d’EMDR avec un praticien spécialisé dans la thérapie de la cohérence, qui amène à réaliser que la règle de vie implicite qu’on a inférée d’un épisode douloureux n’a pas de raison d’être. Cette approche m’a permis, en deux ou trois séances, de désamorcer l’un de mes schémas.

Qu’évoque pour vous la maladie d’Alzheimer ?

C’est un vertige effarant, qui montre combien, quand la mémoire est atteinte, l’identité l’est aussi. Tantôt la personne n’est plus là ; tantôt elle revient, mais on ne sait jamais quand. C’est très violent. En temps normal, notre conscience ne cesse d’unifier les éléments fragmentaires qui composent notre identité. Avec la maladie d’Alzheimer, ce travail d’unification ne se fait plus. Parfois, une fenêtre s’ouvre sur un souvenir d’enfance, alors on imagine que l’essentiel, c’est l’enfance, mais ce n’est pas vrai. L’essentiel, c’est de réussir à faire le pont entre l’enfance, l’adolescence et ce que l’on est aujourd’hui. La conscience est ce travail d’unification de différentes perceptions, de différentes époques. Lorsque la mémoire est atteinte, elle ne s’exerce plus.

Qu’est-ce qui fait l’essence d’un être, au-delà de son histoire ?

Notre identité est produite par notre histoire, mais elle n’est jamais figée. Tout est mouvant. Par conséquent, peut-être le mot « identité » est-il un peu trop crispé, définitif… Malgré tout, même si beaucoup de nos souvenirs sont faux ou peu fiables, nous en avons besoin. L’idée n’est pas de développer un soupçon excessif envers nos souvenirs, car notre vérité a quand même affaire à eux, mais d’adopter une approche d’enquêteur à l’égard de notre passé et de considérer nos souvenirs comme des indices à recouper, à vérifier, à croiser avec d’autres.

Pour identifier l’intemporel en nous ?

Marcel Proust, dans À la recherche du temps perdu, le montre : son narrateur, malgré les souvenirs des différentes époques qui s’enfuient dans le temps, malgré le changement, malgré les années, perçoit qu’il s’agit toujours de lui. Et ce « moi », qui échappe au temps dans le passé, échappe peut-être aussi au temps dans le futur. De fait, c’est peut-être la vie éternelle de mon âme que j’entrevois au cœur de ma mémoire.

Cette notion d’âme vous est-elle familière ?

Sans le chercher, sans le faire exprès, mes cinq derniers livres arrivent à une mystique, à une spiritualité. Mon ouvrage sur la confiance aborde, d’abord, la confiance en les autres, puis la confiance technique, c’est-à-dire les compétences… Jusqu’à parvenir à une confiance en la vie, une confiance plus mystérieuse en quelque chose qui est là et qui donne confiance – que l’on peut appeler Dieu, la nature, le Cosmos… De même, dans mon livre sur la rencontre, j’évoque la rencontre de l’autre, puis de soi, pour finalement parler de la rencontre du monde, de ces forces que je ne sais nommer, mais qui laissent entrevoir quelque chose d’éternel, au cœur du monde. Même mon roman La Joie traitait d’une joie un peu métaphysique, qui résiste à toute l’adversité de la vie. Donc, même si ma façon d’arriver sur ce terrain est discrète, mon chemin me conduit toujours au bord du spirituel. Comme si je sentais de façon sensible et palpable, non argumentative, l’existence de l’éternité. (...)