Entretien avec
Claude Quetel
Dans l’histoire de France, existe-t-il des périodes plus propices à l’extraordinaire ?
Oui, principalement tout au long du Moyen Âge. Dans une société chrétienne à la foi robuste, la croyance en Dieu passe par la croyance aux démons. Autrement dit, croire en Dieu, c’est croire au diable. On croit aussi à l’intervention des saints ; c’est la grande époque des pèlerinages thérapeutiques. La croyance dans le merveilleux, même si je n’aime pas trop ce mot, est particulièrement répandue dans les couches populaires – des sortilèges à l’au-delà.
Cette croyance au merveilleux ne se cristallise-t-elle pas à cette époque autour de la question de la sorcellerie ?
En tout cas, le phénomène est plus aigu s’agissant de la sorcellerie. Mais on associe souvent sorcellerie et Moyen Âge, or c’est une erreur. La sorcellerie impacte surtout la Renaissance, et l’extrême fin du Moyen Âge.
Pourtant, la Renaissance ne voit-elle pas l’avènement de l’humanisme et du rationalisme?
C’est le cas. Si le rapport entre l’Homme et Dieu a dominé la culture médiévale (avec la théologie en science phare), la Renaissance, marquée par un retour aux textes antiques, consacre la philosophie humaniste qui place l’être humain et les valeurs humaines au centre de la pensée. L’Homme, précipité brutalement, tragiquement sur Terre, veut tout savoir, tout comprendre. On le voit avec le Quattrocento et les philosophes éclairés. Parallèlement au scientisme s’installe un certain scepticisme. Mais cela touche les élites. Le substrat populaire, lui, ne fonctionne pas de la même façon, ni sur le même tempo. Il y a un poids du populaire qui échappe aux savoirs d’avant-garde. Et cela se manifeste à cette époque par la flambée des bûchers.
Qu’est-ce qui met fin alors à cette flambée des bûchers ?
La loi ! En juillet 1682 est signé par Louis XIV et paraphé par Colbert et Le Tellier, un édit « pour la punition de différents crimes, qui sont devins, magiciens, sorciers, empoisonneurs... » D’une certaine manière, c’est ce décret qui met fin à l’Affaire des Poisons. Cette célèbre affaire a envenimé le règne de Louis XIV (voir dans ce hors-série, l’article consacré exclusivement à l’Affaire des Poisons, NDLR). Même si le mot « sorcier » figure dans le long intitulé de l’édit, ce n’est pas à la sorcellerie qu’il s’agit de tordre le cou, puisque celle-ci n’existe plus officiellement, mais à la fausse sorcellerie. C’est génial (Il rit) ! Il existe donc dorénavant une loi dont l’absence avait permis qu’en toute impunité prospérât le monde de la magie et du poison. Il est fini le temps où tout un chacun pouvait distiller à son aise sous prétexte d’alchimie. Finis aussi, sauf à être désormais illégaux, le marché libre des crapauds et l’antre des devineresses. Cet édit fait date aussi en cela, que les sorciers ou prétendus tels sont à partir de là requalifiés en « faux sorciers », escrocs ou criminels, lesquels sont des justiciables comme les autres, qui relèvent du droit commun. Du jour au lendemain, c’est tout un monde qui, de marginal, devient délinquant. Les coupables devant Dieu et la morale le sont désormais devant la loi. Cela va contribuer à séparer radicalement la justice et la police de l’ordre céleste (paradis/enfer).
En parallèle, le catholicisme ne condamnait pas fermement l’alchimie, semble-t-il ?
C’étaient deux mondes qui fonctionnaient de manière étanche. L’alchimie, science en recherche, n’était pas considérée comme sacrilège. Le catholicisme ne réprouvait que les diableries ; condamner les alchimistes n’était donc pas de son ressort.
D’où vient l’attachement traditionnel de la France au « rationnel » ?
C’est énormément lié aux régnants. Les monarques étaient tous profondément croyants. Louis XIV, par exemple, n’était pas du tout intéressé par le paranormal. C’est l’une des raisons pour lesquelles le scandale de l’Affaire des Poisons, où s’entremêlent sorcellerie, alchimie, devineresses et morts mystérieuses, n’éclate pas à la cour. Or, pour le roi, ce qui se passe, c’est à la cour ! Louis XV et Louis XVI, fervents croyants eux aussi, n’avaient pas plus d’accointance avec le paranormal. C’était d’ailleurs la ligne de conduite de l’intelligentsia. Le surnaturel, le merveilleux, le paranormal relevaient plutôt de la culture populaire. Cela intéressait le peuple.
Mais les régnants n’avaient-ils pas recours aux arts divinatoires et aux astrologues ?
Dans le système de la monarchie absolue, l’astrologie était considérée comme impie. On touche, là, à la notion même de la « majesté » royale ! Par nature, le roi sait où il va. Il est très imbu de sa mission. Avoir recours à l’astrologie serait un aveu de faiblesse – vis-à-vis de lui-même et du peuple. Ce qui ne signifie pas pour autant que dans le secret de son cœur, le roi ne cultive pas de croyances magiques... C’est très différent de François Mitterrand, par exemple ; il était en effet de notoriété publique qu’il consultait une astrologue.
Dans l’un de vos ouvrages les plus connus, vous évoquez le mystère du 14 juillet(1)... Il y deux types d’historiens : ceux qui sont ultra-spécialisés dans un domaine et qui peuvent raconter la même histoire durant cinquante ans et ceux qui changent de sujets de prédilection. Je fais partie de cette deuxième catégorie, même si j’ai certaines spécialités (comme l’histoire de la folie). J’aime bien m’aérer l’esprit et changer de sujet ! Je précise aussi que je suis un psycho-historien. Ce qui signifie que je m’intéresse davantage au « pourquoi » qu’au « comment » d’une chose, d’un événement. En travaillant notamment sur les ouvrages dédiés aux lettres de cachet et à l’Affaire des Poisons, j’ai eu accès aux archives de la Bastille (près de 500 000 pièces). J’ai donc passé pas mal d’années à les passer en revue. Et j’ai « rencontré » le 14 juillet... ou plutôt le mythe du 14 juillet, auquel j’ai consacré un ouvrage.
Quelle est la teneur de ce mythe ?
Ce mythe cache avant tout un désaccord profond. Dans le titre du livre, je parle de « méprise de la Bastille ». J’insiste sur le fait que notre 14 juillet d’aujourd’hui n’est pas la date anniversaire du 14 juillet 1789. La vraie méprise, elle est là. Le 14 juillet 1790 n'est pas du tout le premier anniversaire de la prise de la Bastille. C’est la Fête de la Fédération, dont la devise est « la nation, le roi et la loi ». La Révolution en cours va essayer de gommer le plus possible le 14 juillet 1789, événement sanglant. D’ailleurs, quand la Fête nationale va être instituée en 1880, le texte de la loi parle du 14 juillet, sans préciser l’année. Les Républicains radicaux voulaient bien sûr parler de 1789. Mais surtout pas les modérés et encore moins les catholiques, qui pensaient davantage à la fête de 1790 et à la réunion de tous les Français. La loi de 1880 est une espèce de compromis, une hésitation entre ces deux 14 juillet, très différents. Nous sommes l’un des seuls pays à avoir une fête nationale qui n’est pas claire et peut-être le seul au monde où elle ne correspond pas à une date précise.
Bio express
Historien, Claude Quétel est spécialiste notamment de l’étude des structures et processus mentaux conduisant à la décision et à l’événement. De 1992 à 2005, il occupe le poste de directeur scientifique du Mémorial de Caen. Par ailleurs, il est spécialisé dans l’histoire de l’enfermement et de la psychiatrie.
Les énigmes de l’Histoire, une tradition française
Claude Quétel a collaboré à un ouvrage collectif haletant, sous la direction de l’historien et politologue Jean-Christian Petitfils, qui met en lumière les mystères phares de l’Histoire de France*. De l’improbable défaite d’Alésia à l’énigme de Jeanne d’Arc, en passant par l’occulte au cœur de Rennes-le-Château, le masque de fer démasqué, la nuit (très) obscure de la Saint-Barthélemy ou encore les secrets troubles des Templiers et le mythe du roi caché (Louis XVII), ce livre écrit de main de maître par des spécialistes éclaircit les zones d’ombre historiques, sujettes à bien des fantasmes.
« Si les énigmes de l’histoire fascinent tant le public, c’est sans doute parce qu’elles se présentent le plus souvent comme de captivantes enquêtes policières, auxquelles ne manquent que le mot de la fin », souligne Jean-Christian Petitfils.
Dans les études parues depuis le XIXe siècle, époque de la naissance de la critique historique, le sérieux côtoie l’extravagant, où la théorie du complot n’est jamais très loin, le tout relayé de nos jours par les rumeurs délirantes circulant sur Internet. N’empêche...
« L’Histoire, et singulièrement celle de la France, regorge de mystères. On aime à cultiver les secrets, au cœur même de l’appareil de l’État. C’est une tradition française, liée sans doute à la place occupée par l’État dans l’histoire de notre unité nationale. C’était vrai sous la monarchie absolue, où l’organisation de l’État royal avait été conçue pour demeurer dans les brouillards de l’Olympe. “Le secret et le mystère sont un de vos premiers devoirs, je vous prie de vous en ressouvenir”, écrivait le 10 février 1710 le ministre Pontchartrain à M. de Bernaville, gouverneur de la Bastille. Mais il en est encore de même de nos jours dans notre régime démocratique où, en dépit d’un désir parfois maladif de transparence, les traditions de dissimulation perdurent », fait remarquer Jean-Christian Petitfils. Et de nous interpeller :
« La notion de “Secret Défense”, légitime en soi, n’a-t-elle pas couvert, ces dernières années, bien des turpitudes des pouvoirs publics ? » À partir d’archives incontestables, de témoignages fiables, d’un travail de recoupement d’indices ou des sources nouvelles, les enquêteurs chevronnés (historiens, universitaires, chercheurs de renom) proposent, sans les imposer, les hypothèses les plus logiques et les plus vraisemblables. Parmi la vingtaine d’énigmes évoquées, certaines ont été clairement résolues. Notamment « L’affaire Louis XVII », traitée dans le livre par le spécialiste de la question, Philippe Delorme. Cette affaire ne présente plus de mystère depuis les analyses ADN effectuées en 1996-1998 sur les fragments d’humérus du principal « faux dauphin », l’Allemand Carl Wilhelm Naundorff et en 2000 sur le cœur de l’enfant, mort à la prison du Temple, le 8 juin 1795, viscère prélevé en cachette par le docteur Pelletan lors de l’autopsie le lendemain de la mort de l’enfant.
« Il n’y a désormais aucun doute, le fils de Marie-Antoinette n’est jamais sorti de sa terrible prison. Si j’ai tenu néanmoins à le faire traiter dans ce livre, c’est parce que cette énigme a enflammé les imaginations tout au long des XIXe et XXe siècles. Des milliers de livres ont été écrits sur ce sujet. Beaucoup ne pouvaient imaginer la disparition du petit dauphin, devenu roi par la mort de son père. D’où la réactivation du vieux mythe du roi caché, du roi perdu, appelé à revenir sauver la France », analyse Jean-Christian Petitfils.