Nectar sacré mis à profit lors de rituels religieux, l’alcool
est depuis longtemps célébré comme un breuvage
divin. Initialement, le terme viendrait de l’arabe
kohl, désignant une poudre extrêmement fine, utilisée
en cosmétique et en médecine. Derrière, il y a
l’idée d’une matière réduite à sa forme la plus subtile
que l’on retrouve dans les écrits alchimiques, où
l’
alkool désigne une substance purifiée à l’extrême,
obtenue par des procédés de distillation et de rectification
successives. L’étymologie du mot « alcool »
révélerait donc un lien avec la transmutation et l’esprit…
Dans de nombreuses traditions archaïques,
l’ivresse est associée à un état de transe. Comme le
souligne l’historien des religions Mircea Eliade, «
la
transe extatique ouvre la porte à une autre réalité, mais
sans préparation, elle peut aussi livrer l’âme aux forces
incontrôlées du monde invisible », ce qui serait aussi
valable pour l’ouverture que crée l’alcool.
Élément central de l’Eucharistie chez les chrétiens,
le vin est «
le sang du Christ », tandis que chez les
Grecs il ouvrait les portes de la perception ; peut-être
même augmenté de quelques champignons, il
était associé à l’un de leurs dieux, Dionysos. Breuvage
mystique des Anciens, l’alcool fait donc pendant
longtemps figure de médiateur entre l’homme
et le divin, célébré pour sa capacité à ouvrir les
portes de la conscience. Mais ce même alcool, enivrant
corps et âmes, peut devenir l’allié inconscient
d’un désir de fuite, d’oubli ou de réparation. Il révèle
alors une autre vérité : celle d’un chemin ambigu,
où la quête de transcendance bascule parfois
en perte de soi, dans les abîmes du manque et de la
répétition. L’alcool peut donc être perçu comme un
poison, une source de détérioration de l’organisme,
et parfois même comme un vecteur d’influences
obscures. En Occident, la figure de l’alcoolique est
souvent liée à celle de l’âme tourmentée, presque
possédée par une force qui la dépasse, incapable de
briser le cycle de l’addiction. En naturopathie, il est
totalement exclu, car considéré comme un poison
pour le corps. Enfin, pour les magnétiseurs et porteurs
de spiritualité, il est vraiment celui qui perd
l’esprit, ouvre à des vibrations noires, et condamne
à la détresse.
Une fragilisation
des barrières énergétiques
Pour de nombreux magnétiseurs, énergéticiens ou
médiums, l’alcool n’est pas seulement un désinhibiteur
psychique : il est aussi un « dissolvant subtil » qui abaisse nos fréquences vibratoires. «
En vérité, l’alcool
nous éloigne très vite de notre connexion à nous-mêmes,
mais aussi des plans vibratoires lumineux. En nous faisant
vibrer sur de basses fréquences, il peut ouvrir la porte
à des influences malveillantes. Plus la consommation
est régulière, plus elle risque de créer une déconnexion
avec notre essence spirituelle et énergétique », précise la
médium spirite Lila Rhiyourhi. Dès lors, le buveur
devient plus perméable, non seulement aux projections
inconscientes des autres, mais potentiellement
aux entités errantes. Parallèlement, la suggestibilité
augmente, rendant l’individu plus influençable,
comme dans les états hypnotiques. «
Lorsque nous
vibrons à de basses fréquences, et plus encore sous l’effet de
l’alcool, nous exerçons une force d’appel pour des entités
malveillantes le plus souvent situées dans le “bas astral”.
Il s’agit d’un lieu dans lequel se trouvent des esprits qui
se nourrissent de la violence, de la débauche ou de la
détresse qu’elles peuvent produire chez les humains. Ces
entités peuvent profiter de l’état de vulnérabilité dans lequel
nous nous trouvons sous l’emprise de l’alcool pour
prendre possession de notre corps, ou s’y accrocher énergétiquement.
Une fois connectées, elles influencent nos pensées
et comportements, nous poussant à agir de manière
non constructive ou à aller dans des directions qu’elles
souhaitent. Cela peut entraîner une perte de contrôle sur
soi-même, un affaiblissement énergétique et, à la longue,
une déconnexion avec notre essence profonde », poursuit
Lila Rhiyourhi.
Cette vision est partagée dans de nombreuses traditions
chamaniques. En Amazonie, certains chamanes
interdisent formellement la consommation d’alcool
avant les rituels : il est réputé attirer des esprits « opportunistes », cherchant à entrer en contact avec
les âmes affaiblies. Dans certaines branches du vaudou
haïtien, les
loas, entités spirituelles puissantes,
se manifestent plus facilement lors de grandes manifestations
collectives où l’alcool coule à flots, exploitant
l’état modifié de conscience des fidèles pour
s’incarner provisoirement dans leurs corps. L’ivresse
crée une brèche, un passage entre les mondes où les
frontières deviennent poreuses. L’anthropologue
Katerina Kerestetzi, qui a étudié le chamanisme au
Brésil, témoigne : «
Si l’alcool est aussi présent dans les lieux de culte du palo monte, les cuartos de fundamento
[littéralement, « pièces de fondation »], c’est parce
que là vivent des morts tout-puissants, les nfumbis
, qui
tous possèdent, à des degrés divers, un certain penchant
pour la bouteille. » Les morts étant alcooliques, il faut
les contenter.
(1)
En vérité, l’alcool nous éloigne très vite
de notre connexion à nous-mêmes, mais
aussi des plans vibratoires lumineux.
Des effets neurologiques étudiés
L’impact de l’alcool sur la conscience est étudié
en neurosciences ; il rejoint celui des drogues dites
d’abus. En pénétrant notre organisme, il agit comme
un alchimiste sur le cerveau, modifiant notre perception
et notre conscience. Sur le plan neurologique, il
inhibe le cortex préfrontal, cette région clé responsable
du contrôle de soi, de la prise de décision et de
la rationalité, tout en stimulant le système limbique,
a priori siège des émotions. L’éthanol, principal composant
actif de l’alcool, perturbe ainsi les filtres « rationnels
», plongeant l’individu dans un état où la
frontière entre soi et l’extérieur semble s’estomper. Ce
« dédoublement » de la conscience peut se manifester
par une désinhibition soudaine – actes incontrôlés,
paroles libérées – ou un étrange sentiment d’être à
la fois soi et un autre. Jean-Pol Tassin, neurobiologiste
et directeur de recherche à l’Inserm, éclaire ces
phénomènes à travers ses travaux sur l’addiction. Il
a démontré que l’alcool, comme d’autres substances
psychoactives, augmente la libération de dopamine
dans le noyau accumbens, une structure sous-corticale
au cœur du « système de récompense ». Cette région,
qui régule nos états physiques et mentaux, voit son
équilibre bouleversé : la dopamine, amplifiée artificiellement,
altère les mécanismes de motivation et de
plaisir, ouvrant la voie à la dépendance. «
Bien que les
propriétés addictives des drogues d’abus soient généralement
considérées comme dues à une augmentation de la
libération de dopamine dans le noyau accumbens, des
expériences pharmacologiques et génétiques récentes indiquent
un rôle crucial des récepteurs α1b-adrénergiques
dans les réponses comportementales et “récompensantes”
aux opiacés et aux psychostimulants. […]
Ce découplage
noradrénaline/sérotonine conduit à une sensibilisation
à long terme des neurones noradrénergiques et sérotoninergiques,
modifiant ainsi la perception des événements
extérieurs », explique Jean-Pol Tassin (in «
Proposition
d’un modèle neurobiologique de l’addiction », cairn.
info). Cela met en lumière la manière dont l’alcool et
d’autres substances modifient la chimie cérébrale, en
perturbant les équilibres neurochimiques qui régulent
la perception et la prise de décision, ce qui peut expliquer
les états de « dédoublement » de conscience sous
influence.
Une ouverture
des portes de l’inconscient
De tout temps, l’alcool a été associé à des élans de
créativité, d’inspiration fulgurante, voire de transe
permettant à l’artiste de s’exprimer. Chez les Grecs,
les bacchanales qui rendaient hommage à Dionysos
provoquaient une exaltation collective porteuse
d’extase poétique et théâtrale. Plus tard, des poètes
romantiques tels que Baudelaire ou Verlaine, par
exemple, ont témoigné que l’alcool était pour eux
un chemin vers l’autre monde, une brèche vers l’invisible.
«
Il faut être toujours ivre, écrivait Baudelaire,
pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps »,
une ivresse qui visait toujours à une sortie de soi,
une désintégration momentanée de l’ego, pour
faire « entrer » l’inspiration. Le concept même de
muse ressemble à celui d’une possession créative,
qui peut être favorisée par l’absorption d’alcool.
Dans cet état, l’artiste devient un canal par lequel
quelque chose s’exprime. Est-ce son inconscient ou
un esprit qui soudain serait aux manettes ? L’ivresse
deviendrait alors une forme de possession douce,
non pas par une entité obscure, mais par un soi
élargi, intuitif… «
Il est important de chercher à comprendre
ce que cache la relation du sujet avec l’état
d’ébriété », explique la psychanalyste Clémence
Loonis. «
Découvrir ce qu’il y a derrière le liquide,
car c’est un symptôme, le résultat d’un conflit dans
l’appareil psychique, même si le sujet n’en sait rien »,
précise-t-elle dans son cours sur l’addiction à l’alcool
(2).
Boire, c’est éviter les sensations d’angoisse,
c’est obtenir un soulagement erroné et momentané
à une souffrance, une perte, un deuil, des peurs…
Parfois, c’est la peur de vivre, tout simplement, qui
est endormie par l’alcool. «
Dans la petite enfance, le
vide était comblé par le biberon, la tétine. Quand le
bébé pleurait, on le “remplissait”. [Boire, c’est]
remplir
un vide primaire pour satisfaire un manque que
le sujet ne parvient pas à combler dans la réalité extérieure
», conclut la psychanalyste. L’alcool est donc
un soulagement temporaire et illusoire qui permet
de traverser l’existence, de soulager l’inconscient
tout en laissant passer l’inspiration pour certains,
comme une transmutation de la souffrance. Mais
l’ouverture créée, qu’elle soit créative, énergétique
ou vibratoire, mène en définitive souvent à une
forme d’aliénation. «
En fuyant la vie qui ne nous
correspond pas, nous nous fuyons nous-mêmes, nous
cédons notre pouvoir de créer un avenir meilleur et
laissons la porte ouverte à d’autres formes d’emprise »,
conclut la médium Lila Rhiyourhi.
Une possession subtile
L’islam a de son côté résolu la question et
condamne l’alcool, qui est vu comme une porte
vers la perte de soi et l’ouverture à des influences
corruptrices. Une autre origine étymologique
lierait l’alcool à al-kuhl en arabe, qui se rapproche
de « corps-esprit », et aurait donné le mot ghoul,
qui signifie « esprit démoniaque ». Pour Lila
Rhiyourhi, le terme arabe al-kuhl peut être traduit
par « esprit mangeur de corps » : « L’alcool peut
être considéré comme une forme de possession
subtile. Qu’il s’agisse d’un verre occasionnel ou d’une
consommation régulière, le corps finit par réclamer
sa dose, renforçant ce lien toxique et ouvrant la
porte à des énergies sombres qui peuvent exploiter
cette addiction pour inciter la personne à commettre
des actions néfastes pour elle ou pour ses proches. »
Pour certains mystiques, l’alcool agirait comme une
forme de possession lente. Il s’immisce dans les
failles de l’âme, se nourrissant des blessures pour
s’imposer.
(1) «
La part des morts. Les usages de l’alcool dans le culte du palo monte
afro-cubain », article de Katerine Kerestetz paru dans
L’alcool rituel et les
ethnographes, Civilisations, n°66, 2017.
(2) Clémence Loonis, conférence «
Alcoolisme et psychanalyse »,
lien YouTube.