Hugo Pratt, le créateur de Corto Maltese, et Jean-Claude Guilbert se sont rencontrés un dimanche de l’hiver 1980 vers 17 heures. Un dimanche après-midi de l’été 1995, vers 17 heures, Pratt est mort. Jean-Claude Guilbert revient sur quinze ans d’une amitié vécue dans le souffle des « forces du hasard ».
Inspirations
À l’époque, je faisais le Magazine de l’Aventure
sur TF1. Nous cherchions des gens
qui pouvaient incarner l’esprit d’aventure.
Nous avons tout de suite pensé à Hugo
Pratt. Il habitait à Paris, sur l’Ile Saint Louis, rue Le
Regrattier. Je connaissais cette rue car j’avais un ami
qui y habitait aussi, qui avait préfacé mon livre Le
réalisme fantastique… Il y avait une sonnette, mais
comme je n’aime pas sonner, je frappe trois coups
vigoureux. Tout de suite, la porte s’entrouvre et je
vois un mec avec une gueule de vrai mec, des yeux
bleus jaunes violets, et qui me regarde avec un air
un peu rogue. Et moi, toc, je mets le pied dans la
porte ! Il y a eu un moment d’hésitation qui a duré
peut-être dix ou vingt secondes. Finalement, il a ouvert
grand la porte et il a souri. Il a pris deux bols de
petit déjeuner et une bouteille de whisky, il a vidé
une moitié de la bouteille dans chaque bol, et on a
trinqué. Je suis ressorti un peu chancelant, mais je
savais que ce que j’avais organisé me conduirait au-delà
de cette simple rencontre. Trois mois plus tard,
nous nous sommes retrouvés pour le tournage d’un
film à Djibouti. A la fin, Hugo m’a pris à part et m’a
dit : « On s’est bien entendus. On va passer un pacte.
On va se retrouver pour un voyage chaque année, tous
les deux. » Et on a tenu cette promesse jusqu’au bout. J’ai compris plus tard qu’il avait tout de suite vu en
moi quelqu’un qui correspondait à son tamponnage
permanent entre le rêve et la réalité, l’écriture et la
lecture. Pour lui, j’étais un personnage « dessinable ».
Il m’a beaucoup influencé. Avec lui, je me suis déchargé
d’un poids de fausse honte, j’ai osé affirmer
qu’il faut vivre comme dans les livres, ce que je faisais
sans le dire, et refuser la vie quotidienne. Tout
cela a fait qu’on a eu une connivence, entre synchronicités,
forces du hasard et entente fusionnelle : c’est
ce que j’ai appelé dès le début l’amitié mystérieuse.
La synchronicité de la rose
Une rose court dans la vie et l’oeuvre d’Hugo Pratt :
On voit dans Les Scorpions du Désert le personnage
féminin, Juddhita Canaan, lire un livre de William
Butler Yeats : Rosa Alchemica (La Rose alchimique).
Pratt la fait mourir, victime d’un traître qui lui
offre… un bouquet de roses empoisonnées. La rose
apparait aussi quand Pratt est en Argentine, où il
passe quelques jours tout seul dans une station balnéaire
déserte. Il voit un jour, en rentrant chez lui,
une rose accrochée au grillage de sa maison. Il n’y
avait personne dans cette petite ville, il n’a jamais su
qui l’avait mise là. A propos de cette histoire, qu’il
relate dans Le désir d’être inutile, il écrit : « Alors que
les alchimistes recherchent la rosa alchemica, j’ai fait
l’expérience de la rose qui venait vers moi. »
Moi-même, j’étais à Marsa Mathrou en 1965,
quand j’ai fait le tour du bassin Méditerranéen. Je
suis passé là où passe l’espionne qui se fait assassiner
par les roses. A cette époque, j’ai été bloqué par un
douanier copte qui parlait le français. Il m’a dit cette
phrase de Ronsard, qu’il avait sans doute apprise à
l’école : « Il n’y a pas de rose sans épine. » Lorsque j’ai
repensé à cela, j’ai vu une fois de plus les forces du
hasard liées à ce que je savais et de lui, et de nous,
se rencontrer. C’était avec cet homme une connivence
sortie de nulle part et de partout. Et plus tard,
lorsque Pratt est retourné sur la tombe de Yeats,
en Irlande, une personne dans une taverne près de
Dublin lui a lancé : « Hugo Pratt ? – oui – Vous venez
pour Yeats ? ». C’était bien le cas. Et une autre qu’il ne
connaissait pas lui a dit, alors qu’il se tenait près de
la tombe du poète, à Drumcliff: « Comment ça va ?
Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vu. » Le transfert s’était effectué entre Hugo et Yeats, de même que le
transfert est permanent entre Hugo et Corto. Hugo
Pratt a toujours fasciné par sa propension à introduire
le rêve dans la réalité, et son personnage dans
son existence.
Le naufrage de la Boudeuse
J’ai embarqué sur la Boudeuse – bateau du capitaine
et armateur Patrice Franceschi – à Suez, là où est
morte à coup de roses empoisonnées la fille dont
on vient de parler. Quelques semaines plus tôt,
j’avais tenté d’aller en Mélanésie sur les traces de
Corto Maltese, apparu pour la première fois dans
ce coin dans La Ballade de la mer salée. Mais des
troubles politiques m’en avaient empêché. On a mis
le cap sur l’île de Malte, terre de naissance de Corto
Maltese, ma destination. Mais la veille du débarquement
à Malte, on a coulé. On a été récupéré par
un énorme pétrolier qui passait par là. Ce pétrolier
appartenait à la compagnie AGIP. Et le dernier dessin
tracé par Hugo Pratt avant sa mort l’a été pour
une BD commandée par AGIP et jamais terminée.
Je n’étais pas surpris. Avec Hugo, j’étais habitué à ce
jeu. En queue de naufrage, si l’on peut dire, j’avais
noté : « On était constamment dans un mélange du
temps, de la géographie, des lectures, des personnages et
des personnes elles-mêmes, la ballade continuelle et sans
fin, entre la légende et la réalité, entre les rêveries et les
vérités. » Un semblant de ligne de conduite humaine
entre un créateur magnifique qu’était Pratt et des
situations
mentales qui sont à mon avis de plus en
plus communes aux hommes.
Dernier abordage
Hugo ne voulait pas me rencontrer pendant sa maladie,
parce qu’il ne voulait pas que je le vois diminué.
Il me mentait. Il me disait que tout allait
bien, qu’on allait refaire bientôt une fête. Et moi,
au fond, je n’étais pas très lucide. Il était devenu
pour moi immortel. Je n’arrivais pas à être raisonnable,
de manière
générale dans ma vie courante,
et surtout par rapport à lui. Un jour, notre ami le
sculpteur Livio
Benedetti déboule à la maison en
disant : « Hugo, c’est foutu ». Je suis désespéré.
On
va à la clinique. On voit une fenêtre ouverte avec
un rideau qui flotte. Livio me dit : « C’est là. » On
monte. J’étais venu avec une croix éthiopienne
qu’Hugo avait tenue quand il était chez moi. Je me
disais : « Cette fois, il va la tenir bien ferme. » Patricia
Zanotti(1) m’a accompagné jusqu’à sa chambre. J’ai
vu Pratt qui était là, allongé. Il était magnifique. Il
avait la gueule de Corto Maltese. Il vivait ses derniers moments. Il respirait fortement, il avait plein
de tubes partout. Je lui caresse les cheveux, c’était
un moment de grâce terrible. Je prends la croix, je
lui mets dans la main et je lui dis : « Prends-là, elle est
pour toi, c’est pour l’abordage. » Je sors, après avoir
salué trois de ses enfants présents dans la pièce. Il a
serré la croix et il est mort. Il a été mis en terre avec
cette croix qu’il avait tenue en riant, avec moi, dans
ma maison.
Foudroyé !
On est retourné plusieurs fois dans la maison d’Hugo
après sa mort. Ce jour-là, il y avait Dominique
Petitfaux(2), Patricia Zanotti, Livio Benedetti, d’autres
intimes et moi-même. Nous sommes allés dans la
cuisine pour nous faire un café. On a alors entendu
un bruit assez fort. C’est un merle qui venait de
tomber mort à la place où les chats d’Hugo avaient
l’habitude de venir. On est sorti, on a vu ce merle
foudroyé. Je l’ai pris et je l’ai enterré dans le jardin
d’Hugo. C’est une histoire ahurissante qui nous a
bouleversés : les foudres du ciel étaient tombées là où
toujours un animal venait gratter à la vitre d’Hugo.
À
propos
auteur
Virginie Gomez
Journaliste
...
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