Serions-nous tous des Peter Pan ? «
Adulte ? Jamais ! », s’écriait Pasolini. L’âge adulte n’a pas bonne presse dans un monde obsédé par la jeunesse.
«
Cette époque a tendance à croire qu’être adulte, c’est renoncer à ses espoirs et ses rêves, accepter les limites de la réalité et se résigner à une vie beaucoup plus insignifiante que ce qu’on avait imaginé », observe la philosophe américaine Susan Neiman, auteure de
Grandir, stimulant plaidoyer pour l’âge adulte. Mais qui a dit que grandir était simple ? «
Entrer dans l’âge adulte est une naissance, un passage difficile. Beaucoup le refusent parce qu’ils ne veulent pas affronter la liberté d’inventer leur propre vie. Jusqu’à ta mort et même au-delà tu devras grandir, grandir encore, devenir toujours plus adulte », affirmait le conteur Henri Gougaud. Et si le fait de prendre de l’âge, loin de rimer avec ennui et renoncement, était en fait un idéal pour notre temps ? «
Peut-être même l’idéal le plus subversif que l’on puisse trouver dans une société qui nous encourage à ne pas faire l’effort de penser par nous-mêmes », renchérit Susan Neiman. Chiche ! Mûrir, selon le philosophe Emmanuel Mounier, c’est «
trouver sa place dans le monde » : outillons-nous pour nous déployer. Adultes et fiers de l’être !
Incarner la maturité
Mais être adulte, qu’est-ce que c’est ? Ce mot vient du latin
ădultus (« qui a grandi »). «
Dans une acceptation large, l’âge adulte s’étend jusqu’à la mort et, dans une acceptation plus étroite, jusqu’à la vieillesse », détaille le professeur de psychologie Jean Guichard. Anthropologues, historiens et sociologues observent que l’articulation des âges de l’existence varie au gré des cultures et des époques. Ainsi, dans l’Antiquité, les trois âges de la vie sont la jeunesse incarnée par l’innocence, l’âge adulte symbole de maturité, et la vieillesse synonyme de sagesse. Dans les sociétés traditionnelles, aucun âge n’est exclu et tous interagissent dans une perspective d’évolution, personnelle et collective. L’âge adulte, par sa durée et ses enjeux, est semblable au moyeu de la roue : il transmet énergie et force de vie. Or, dans notre civilisation, le temps cyclique a cédé la place à une existence qui n’est plus que fuite en avant individuelle, sans rites pour conscientiser les passages. Ce faisant, les aînés sont relégués à la marge. À cette course contre la mort s’ajoute le brouillage des frontières entre les âges, avec des adultes éternisant l’adolescence. Chouchous de la société de consommation, ces adulescents stagnent : coupés du rapport magique au monde propre à l’enfance, ils semblent étrangers à l’évolution de conscience synonyme de maturité. Ce déni de l’âge adulte se comprend, car le jeunisme ambiant transforme le vieillissement en crise. De quoi nourrir le mythe de l’éternelle jeunesse, cher au transhumanisme et personnifié par Bryan Johnson qui s’emploie par tous les moyens à faire reculer son âge biologique. Stéphanie Brillant, auteure de
Quand le corps n’est plus d’accord (éd. Actes Sud), a observé un phénomène étonnant : «
Souvent, les obsédés de la jeunesse éternelle n’ont plus d’âge… Une étude a ainsi été menée sur les effets du botox sur les rides du contour des yeux : les faire disparaître donne un coup de jeune, cependant les personnes qui y ont recours se révèlent moins attirantes(1). » Au-delà de cela, le refus de vieillir empêche de vivre pleinement les défis et bénéfices de l’âge adulte. Dans son essai incisif, Susan Neiman nous invite à trouver un modèle de maturité qui ne soit pas une simple affaire de résignation : «
Agir selon ses moyens pour que son fragment de monde se rapproche de ce qu’il devrait être sans perdre de vue ce qu’il est. » Telle est, selon elle, une bonne définition de l’âge adulte.
Fructifier pour essaimer
Nous voilà donc engagés dans la plus longue étape du voyage d’une vie : «
Dans la religion védique, l’âge adulte court de vingt et un à soixante-trois ans, l’année du grand sommet », analysait Christiane Singer dans
Les âges de la vie (éd. Albin Michel). Après ce sommet, symbole d’un destin – personnel, familial, social – accompli, l’individu peut se dédier à la vie spirituelle. Cette vision tranche avec la nôtre, où vieillir renvoie au naufrage. Elle peut donc nous inspirer, car l’âge adulte n’y est plus vécu comme un sursis, mais comme une progression. Il gagne ainsi en intensité : «
Arrachée au dilemme contemporain qui la fait osciller entre une grotesque mascarade de juvénilité et l’angoisse mortifiante de la sénilité, la maturité devient le lieu privilégié des plénitudes. » Bien sûr, la distance qui sépare le jeune adulte de l’adulte mûr est considérable, mais les ingrédients de leurs forces en présence, même à des dosages variés, ont une importante action sur le monde. Sur un plan subtil, l’âge adulte alchimise le yin et le yang d’une vie, avec d’abord une montée en puissance du yang, synonyme de pleine énergie, pour aller vers plus de yin en progressant dans l’âge, temps de réceptivité et de transmission. Et si la clé, pour que cet équilibre soit vivifiant, était de conserver du yin dans le yang et du yang dans le yin ? Il s’agirait ainsi de prendre régulièrement du recul au zénith, afin de conscientiser et métaboliser son évolution (méditation, retraites, formations), puis, lors des étapes tardives de notre épopée terrestre, d’interagir encore avec le monde, à travers du bénévolat ou du mentorat.
Faire alliance avec le corps
Au cœur de cette civilisation dominée par le mental, faire alliance avec notre corps est le défi d’une traversée adulte épanouie. Nos modes de vie ont changé, nos gènes, non : «
Nous sommes programmés pour bouger. Le problème est que nous l’avons oublié », constate le P
r François Carré, cardiologue, auteur de
Danger sédentarité (éd. du Cherche midi). Entre hyperconnexion et sédentarité, notre corps se dégrade, notre énergie s’altère. Et nous avons de plus en plus de mal durant nos années (trop ?) actives à trouver l’équilibre. À cet égard, les études sur les bienfaits d’une activité physique régulière sont unanimes : stimulation du système immunitaire, protection cardiovasculaire, prévention du cancer, amélioration de la mobilité, maintien des fonctions cérébrales, antistress... Des bénéfices cruciaux durant cette saga si impliquante de l’âge adulte. Mais le rythme de notre vieillissement cellulaire n’est pas gravé dans le marbre : «
Un métabolisme lent, un microbiote équilibré, une consommation suffisante de fruits et légumes et un sommeil de qualité, par exemple, sont des éléments qui ralentissent l’horloge épigénétique. À l’inverse, les maladies infectieuses, le stress et les troubles neurologiques contribuent à l’accélération de l’horloge épigénétique », note Stéphanie Brillant. Se remettre à l’écoute des signaux du corps aide à repenser nos façons de vivre pour mieux profiter de la maturité.
Un métabolisme lent, un microbiote équilibré, une consommation suffisante de fruits et légumes et un sommeil de qualité, par exemple, sont des éléments qui ralentissent l’horloge épigénétique.
Alléger l’héritage
Endosser ses habits d’adulte, c’est aussi œuvrer au bénéfice de sa descendance. C’est un sacré travail autant qu’un travail sacré ! Au-delà de la thérapie personnelle, nettoyer le canal transgénérationnel est essentiel pour
Devenir un bon ancêtre, titre du livre de Bruno Clavier (éd. Payot). «
Le paysage généalogique antérieur à notre venue au monde est déterminant non seulement pour notre destinée personnelle, mais aussi dans la façon dont nous allons incarner ce rôle décisif pour les générations futures », relève-t-il. De l’importance d’aller interroger les mémoires des générations qui précèdent pour mieux comprendre le système familial et alléger l’héritage, grâce à la psychanalyse transgénérationnelle, aux constellations familiales, ou encore à la psychogénéalogie. «
Ces démarches d’individuation peuvent permettre à chacun de se délester de croyances limitantes et autres bagages transmis à travers les générations, afin de faire émerger sa propre personnalité dans l’ici et maintenant. La plus grande maturité est de se considérer comme responsable de soi-même », partage Caroline Bablon, auteure de
Psychogénéalogie (éd. Quintessence). Ces approches montrent à quel point l’humain, pour s’accomplir, ne peut évoluer seul, tout en ayant à réveiller ce qui l’anime. C’est aussi ce feu que l’adulte transmettra et qui autorisera ses descendants à trouver leur propre combustible. À ce propos, Thomas d’Ansembourg nous interpelle
(2) : «
Nous, adultes, avons-nous pris soin d’aligner notre vie sur notre fil rouge intérieur ? » Une question à clarifier régulièrement !
Transmettre la flamme
«
Être un passeur, c’est être un facilitateur de vie », observe le psychosociologue André Marro, auteur de
L’incroyable sagesse du grand âge. Cet anthropologue passionné y met à l’honneur le pouvoir initiatique de la transmission. Fin connaisseur des peuples premiers, il nous enseigne que, dans ces cultures, prendre de l’âge, c’est devenir un livre d’or pour les générations suivantes. «
Les aînés deviennent les guides de la tribu et les gardiens des forces occultes. » André Marro prend l’exemple des Maasaï, qu’il connaît bien : «
La transmission des anciens aux plus jeunes crée un continuum de valeurs et de connaissances sacrées. » Et si la puissance de la transmission, cruciale dans notre époque marquée par l’âgisme, pouvait aller dans les deux sens ? «
Contre toute attente, les quinze à trente-cinq ans, enquêtes à l’appui, souhaitent échanger avec leurs grands aînés. La transmission des connaissances et aspirations profondes est copartagée », relève André Marro qui souligne à ce propos la floraison actuelle d’associations dédiées à l’intergénérationnel. Si les plus jeunes aiment apprendre des savoir-faire (bricoler, cuisiner...) et savoir-être pour faire front dans un monde incertain, leurs aînés goûtent à leur énergie et leur habilité avec les nouvelles technologies. Tous trouvent dans ces liens sociaux – gages de bonne santé, comme le montre la science – un antidote à la solitude moderne.
Vieillir vivant
Dans
La chanson des vieux amants, Brel déclare : «
Il nous fallut bien du talent pour être vieux sans être adultes. » En arrière-plan, l’enjeu est de garder en éveil notre âme d’enfant. «
Tout l’art de grandir consistera pour un être humain à demeurer, par la poésie, le rêve ou la magie de l’imaginaire, cet enfant capable de voir partout du féérique et d’entretenir sans fin l’attrait puissant qui le guide vers le merveilleux », conseille le psychopédagogue Bruno Humbeeck dans
Éduquer à l’émerveillement (éd. Racine). S’émerveiller pour ne pas rouiller devient vital dans un contexte de désenchantement mondial ! Or, le merveilleux ne se situe pas dans ce qui nous est donné à voir, mais dans la qualité du regard que l’on pose sur ce qui nous entoure. Pour exercer cette rétine sensible, reléguée au second plan dans le sérieux de l’âge adulte, nous pouvons lister quotidiennement nos petits et grands émerveillements. Mais évoquer l’âge adulte, c’est aussi aborder peu à peu les rives de la vieillesse... Loin de la vision occidentale d’un amoindrissement, on peut l’envisager comme une ultime étape de croissance : «
Puisqu’on est dans le crépuscule, on est au cœur du mystère », s’enthousiasme André Marro, faisant remarquer que les chamanes et les sages connaissent la voie pour atteindre l’éternité de soi. «
L’ouverture à la transcendance est omniprésente dès notre plus jeune âge, mais elle semble augmenter en intensité avec l’avancée en âge, pour peu que l’on ne cherche pas à la refouler par peur de la mort. C’est le déni de la profondeur abyssale et mystique de la mort qui nous empêche de deviner la cohérence et le miracle de la Vie », confie-t-il. Ce féru de spiritualité recommande un «
travail du vieillir », à accomplir par anticipation. En ayant par exemple recours à des états d’expansion de conscience : «
Ces états de transe donnent accès à un “je” sans forme qui est toujours là, infiniment là, et qui échappe au vêtement du temps qui passe. » L’adulte accompli arrivé au grand âge ne cherche alors plus à se cramponner aux parois du monde, il se donne au flux, il devient flux.
Vivre pleinement, rajeunir physiquement
Pas question ici de bistouri ! Dans Quand le corps n’est plus d’accord (éd. Actes Sud), Stéphanie Brillant nous encourage à vivre pleinement, espièglement, clé d’une jeunesse de cœur, d’esprit... de corps aussi : « Retrouver votre bande de copains d’enfance vous rajeunit, et ce n’est pas qu’une expression. »
Elle s’appuie sur une expérience menée par Ellen Jane Langer, professeure de psychologie à Harvard, dont est né le livre Counterclockwise. En 1979, son équipe et elle ont sélectionné huit hommes âgés et les ont plongés en 1959 pendant cinq jours – films, presse et musique d’époque à l’appui. La consigne : réagir comme ils l’auraient fait alors, parler au présent, sans évoquer d’événement postérieur.
Un autre groupe tenait les mêmes conversations, mais parlait au passé. Des améliorations ont été constatées pour tous, et ils paraissent plus jeunes en photo. Le groupe prétendant vivre en 1959, lui, a montré des progrès significatifs en termes de vision, de flexibilité, de dextérité, de QI, de posture. Et si l’âge de nos cellules était lié à notre capacité
à nous faire du bien ? Entretenir nos amitiés, chérir nos passions, nous plonger dans la nature, rire et « mûrir d’aimer » sont autant de bains de jouvence !
(1) N. Etcoff, S. Stock, E. Krumhuber, et al. « A Novel Test of the Duchenne Marker : Smiles After Botulinum Toxin Treatment for Crow’s Feet Wrinkles »,
Frontiers in Psychology, vol. 11, 12 janvier 2021, p. 612-654.
(2)
Notre façon d’être adulte fait-elle sens et envie pour les jeunes ?, Thomas d’Ansembourg (éd. de l’Homme, 2020).