Sujet hautement romanesque, la réincarnation inspire l’extraordinaire à la fiction. De Bernard Werber à Hermann Hesse, de Khalil Gibran à l’écrivain tendance Tristan Garcia,
les vies antérieures ont de l’avenir chez les auteurs ! Petit florilège karmique.
Rédemption
Mystère, humour, extraordinaire... La réincarnation offre un souffle de fantastique, une mine d’or pour nourrir l’imaginaire des auteurs ! Si cette thématique évoque la malédiction d’un cycle sans fin de vies (pas forcément rêvées), elle aborde, en filigrane, l’opportunité d’une seconde chance. Un salut possible, synonyme de libération. Ainsi, la vision karmique de l’existence propre au bouddhisme, inspire-t-elle abondamment les romanciers. Illusion ou rêve ? La vie nous questionne, en tout cas, sur les frontières friables du réel. Dans
Milarepa, signé Eric-Emmanuel Schmitt, Simon fait chaque nuit le même rêve, extraordinaire et incompréhensible. Dans un café, une femme énigmatique lui en livre la clef : il est la réincarnation de l’oncle de Milarepa, le célèbre ermite tibétain du XIe siècle. Pour sortir du cycle des renaissances, Simon doit raconter l’histoire de ces deux hommes, Milarepa le sage et Svastika le haineux, s’attachant à eux au point de confondre leur identité avec la sienne, éclairant, en arrière-plan, l’ombre et la lumière propre à toute destinée, qui érigent les murs de notre prison existentielle et karmique. Par où est la sortie ?
« Tu t’appelles Svastika (dit la femme à Simon).
Tu parcours les montagnes des songes depuis des siècles en essayant de purger ton âme. Tu voudrais te libérer de la haine. Tu n’y arriveras qu’en racontant l’histoire de celui que tu combattis, l’histoire de Milarepa, le plus grand des ermites. Lorsque tu l’auras racontée cent mille fois, tu échapperas enfin au samsara, ta migration circulaire sans fin. »
Mille vies en une
Ce cycle des renaissances vient également interroger l’existence de l’ego. Une fois cet ego transcendé, l’âme universelle - conscience infinie, océan de tous les possibles - peut se manifester.
D’une grande finesse, le roman de Hermann Hesse, Siddharta, relate l’initiation de ce dernier. Il se clôt sur un « passage » (au propre comme au figuré) merveilleux, où Govinda, ami et disciple, embrasse Siddharta sur le front :
« Le visage de son ami Siddharta disparut à ses regards ; mais à sa place il vit d’autres visages, une multitude de visages, des centaines de milliers ; ils passaient comme les ondes d’un fleuve, s’évanouissaient, réapparaissaient tous en même temps, se modifiaient, se renouvelaient sans cesse et tous ces visages étaient pourtant Siddharta... Il vit toutes ces figures et tous ces corps unis de mille façons les uns aux autres, chacun d’eux venant en aide à l’autre, l’aimant, le haïssant, le détruisant, procréant de nouveau ; dans chacun se manifestaient la volonté de mourir, l’aveu passionnément douloureux de sa fragilité et malgré cela aucun ne mourait ; mais se transformait, renaissait toujours. (...) Et c’est ainsi que Govinda vit ce sourire de l’Unité du flot des figures, ce sourire de la simultanéité, au-dessus des milliers de naissances et de décès... Ayant perdu toute notion du temps, ne sachant plus si cette vision avait duré une seconde ou un siècle, ne sachant plus s’il y avait au monde un Siddharta et un Govinda, si le Moi et le Toi existaient, l’âme fondue dans un charme indicible, Govinda demeura encore un instant penché sur le visage impassible de Siddharta, qui avait été le théâtre de toutes ces transformations, de tout le Devenir, de tout l’Etre. » L’inspiration karmique nourrit aussi l’idée d’une évolution possible du moi individuel, à travers la trame des vies successives, comme le montre Khalil Gibran dans
Le Précurseur (qui a précédé
Le Prophète). Selon lui, la succession des cycles de la mort et de la renaissance est sans fin. L'homme ne cesse de revenir à lui-même, de se retrouver et de s'atteindre...
« Vous êtes votre propre précurseur et les tours que vous avez érigées ne sont que les fondations de votre moi géant. Et ce moi sera à son tour une pierre angulaire », écrit-il. Une ouverture vers le Soi multidimensionnel, galaxie de conscience en devenir permanent.
L'homme ne cesse de revenir à lui-même.
Karma fiction
Ce thème fécond fournit également de fabuleux scénarios pour répondre à l’angoisse existentielle de la mort et de ses inconnues. Pour déjouer aussi l’absurdité d’une vie trop brève, dont le sens nous échappe. Des sujets qui peuvent être traités sous l’angle d’un surréalisme teinté d’un humour salvateur... parfois un brin moralisateur. Ainsi, dans
Les Thanatonautes, Bernard Werber met-il en scène des chercheurs qui se mettent en tête d’explorer l’ultime terra incognita - le continent des morts. Ces initiés impudents seront condamnés, à la fin, à suivre le cours des réincarnations. Extrait délirant, en forme de mauvais karma :
« On annonça au petit journal télévisé qu'on avait retrouvé la trace d'Adolf Hitler. Il aurait été réincarné en bonzaï. Je considérai la chose et l'évidence me sauta aux yeux. La vie d'un bonzaï est un supplice permanent. On met une plante dans un pot trop petit pour elle et on coupe ensuite systématiquement toutes les excroissances. C'est la torture d'un végétal élevée au niveau d'un art. Sans eau, les membres sans cesse recoupés, sans place, sans air, sans nourriture, le bonzaï n'est que souffrance. Contraint à ne pas croître, l'arbuste reste à jamais nain, alors que tout ce qui vit sur cette terre dispose du plus élémentaire des droits qu'est celui de grandir. » Dans la même veine, le premier roman de David Safier,
Maudit Karma, imagine, lui, que les dictateurs se réincarnent en... bactéries intestinales (un rôle néanmoins étonnamment important !). Un onirisme karmique qui atteint des sommets sous la plume de l’écrivain indien O. V. Vijayan. Dans
Les Légendes de Khasak (village reculé du Kerala), il évoque ce karma-prison, auquel nul n’échappe. Alors que la mort s’acharne sur le village, les enfants en viennent à croire que les poux qui les « hantent » sont la réincarnation de leurs camarades décimés par la variole...
Retour vers le passé
La réincarnation-fiction (en écho aux thérapies karmiques) offre une lucarne pour interroger les blessures existentielles inexpliquées, à l’aune de plongées en apnée dans les vies passées. Une manière de traverser les siècles et les événements historiques, pour alimenter des récits forcément plein de vie(s) ! Métaphore du fantasme de l’âme de vivre plusieurs existences en une.
La responsabilité de nos actes passés, présents, à venir.
Dans
Des jours et des nuits de Gilbert Sinoué, un rêve récurrent fait effraction dans les nuits de Ricardo Vacarezza, qui vit dans le Buenos Aires des années 1930. En songe, il s’exprime dans une langue inconnue et fait l’amour avec une femme mystérieuse. Un chaos intime qui fait écho au désordre politique qui secoue l’Argentine. L’échappatoire est un voyage en Grèce où l’attend l’élue de son cœur, dont il est séparé depuis... trois mille ans !
« Le passé dont je parle, c’est celui d’avant le passé et de tous les autres passés. Serais-tu donc assez naïf pour imaginer que l’on vive une seule existence ? On naît, on meurt, on vit, on meurt... à l’infini », s’entend-il dire. Ce thème de la réincarnation nous renvoie au thriller qu’est toute vie, à la responsabilité de nos actes passés, présents, à venir. Bernard Simonay nous interpelle dans
Le Secret interdit : « Si l'on s'imagine une seconde que la réincarnation n'est pas une pure fantaisie religieuse ou spirituelle... Si effectivement la mort n'est qu'un passage vers une autre vie... Alors, nous serons encore là dans un siècle, dans dix, dans cent, et nous hériterons nous-mêmes du chaos que nous aurons laissé derrière nous. Il est encore temps d'y réfléchir... » Dont acte. Et n’oubliez pas : la réalité dépasse la fiction !