À travers les siècles, les femmes ont été tenues à distance de l’amour qu’elles ressentaient, et plus encore de celui qu’elles désiraient. Pourtant, à mesure qu’elles ont investi la littérature, elles ont su transformer l’écrit en terrain d’émancipation. Dans Amoureuses – Les femmes et l’amour d’hier à aujourd’hui, Aurélie Godefroy revisite les figures féminines de l’histoire littéraire, du Moyen Âge aux salons du Grand Siècle, pour montrer comment les femmes ont peu à peu repris la plume — et avec elle, leur droit de dire l’amour à leur manière.
Avouons-le, les modèles littéraires qui viennent à l’esprit ne nous prédisposent pas franchement à découvrir l’amour sous un jour heureux : entre la Princesse de Clèves qui ne trouve rien de mieux que d’avouer à son mari sa passion pour le duc de Nemours «
Je ne me trouve plus digne de vous ; vous ne me paraissez plus digne de moi. Je vous adore, je vous hais ; je vous offense, je vous demande pardon ; je vous admire, j’ai honte de vous admirer. Enfin il n’y a plus en moi ni de calme, ni de raison. »
(1) (ledit mari en mourra de chagrin et elle finira au couvent…), Madame Bovary obsédée par son amour adultère, qui finit par se suicider pour des soucis d’argent… Swann, dont la passion pour Odette le traînera jusqu’au salon des Verdurin, jusqu’à comprendre que cette fille «
n’est pas son genre ». Et enfin dans
Belle du Seigneur, Ariane et Solal qui terminent drogués à l’éther au Ritz… Si après cela on ne comprend pas pourquoi notre imaginaire amoureux nous entraîne vers des histoires bancales…
Pendant longtemps, comme nous l’avons vu, il a été interdit aux femmes d’exprimer leur amour, voire pire, leur désir. Or, l’écrit a été un moyen de réappropriation du désir féminin… et non des moindres.
Catherine Clément, une autrice que j’affectionne particulièrement, le résumait très bien dans les années soixante-dix : «
Écrire, acte qui non seulement “réalisera” le rapport décensuré de la femme à sa sexualité, à son être-femme, lui rendant accès à ses propres forces ; qui lui rendra ses biens, ses plaisirs, ses organes, ses immenses territoires corporels tenus sous scellés.»
(2)
Au Moyen Âge…
À cette époque-là, l’expression de l’amour des femmes varie en fonction de différents contextes, tels que la classe sociale supérieure, l’éducation, les normes culturelles et les attentes sociales de l’époque. On parle d’amour courtois : un concept romantique et idéalisé qui influençait souvent les relations amoureuses de l’aristocratie. Selon ses critères, les femmes devaient être vénérées comme des êtres divins et inaccessibles, souvent représentés comme des figures d’inspiration. Du coup, l’amour se trouvait souvent considéré comme une source de motivation pour accomplir des actes de bravoure et de chevalerie. Les hommes exprimaient leur passion à travers des poèmes, des chansons et des gestes de dévotion.
Malgré cela, le mariage était réduit à une question d’alliances politiques et de stabilité économique, plutôt que d’amour romantique, on parlait d’ailleurs de « mariage arrangé », tout un programme…
Les femmes, en particulier celles de la noblesse et de la bourgeoisie, étaient souvent mariées à un homme choisi par leur famille pour des raisons stratégiques. Elles n’avaient pas beaucoup de pouvoir de décision lorsqu’il s’agissait de choisir leurs partenaires, puisque considérées comme étant inférieures aux hommes et soumises à leur autorité. Les normes sociales de l’époque les encourageaient avant tout à être dociles, vertueuses et obéissantes envers leur mari. L’expression de leur amour était liée avant tout à leur rôle de soutien et de dévotion envers leur époux et leur famille. En tant que mères et protectrices de la famille, leur rôle se réduisait à éduquer les enfants, en les nourrissant et en prenant soin d’eux. […]
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[…] L’expression de l’amour des femmes commence à s’affranchir des normes de la période médiévale, reflétant les changements culturels, sociaux et artistiques. L’amour courtois évolue vers une conception plus individualisée et romantique de l’amour. Les femmes sont souvent idéalisées et glorifiées dans la littérature, la poésie et les arts visuels de l’époque. L’amour est de plus en plus perçu comme une expérience personnelle et émotionnelle intense. Les femmes lettrées et issues de la noblesse participent d’ailleurs souvent à des échanges épistolaires avec leurs amoureux.
Les lettres étaient un moyen de communication intime et permettaient aux femmes d’exprimer leurs sentiments et leurs désirs amoureux de manière plus directe : une première ! Elles pouvaient aussi exercer une influence sur les hommes de leur entourage, les conseiller et même façonner les goûts artistiques et littéraires de l’époque. Leur charme et leur présence étaient souvent recherchés et célébrés. Certaines femmes de cette époque, comme Isabella d’Este, Catherine de Médicis ou Giulia Gonzaga, étaient des mécènes des arts. Elles soutenaient les artistes et les écrivains, souvent en commissionnant des œuvres d’art qui exprimaient des thèmes liés à l’amour, à la romance et à l’idéalisation de la beauté féminine. Les femmes issues de milieux plus modestes avaient, on s’en doute, généralement moins de liberté pour exprimer ouvertement leur amour, mais toutes ces idées infusaient dans la société du temps. […]
Et sous le Grand Siècle…
Le XVII
e siècle est une période importante pour les femmes, qui n’hésitent plus à investir des genres littéraires différents. On pense à la correspondance quotidienne de Madame de Sévigné, qui ne peut s’empêcher de partager ses réflexions de la journée […]
Mais les positions des femmes et leur combat sur l’égalité avec les hommes déchaînent un torrent de misogynie… La citation de Jean Chapelain dans une lettre à son ami Guez de Balzac s’indigne que la salonnière des Loges ose «
s’ériger en écrivaine ». Une expression malheureuse qui sera reprise à chaque fois qu’on jugera la présence d’une femme dans la littérature malvenue. Le mouvement de cent cinquante femmes réunies autour du salon de Madeleine de Scudéry fait beaucoup parler, tout comme les préjugés qui leur collent toujours à la peau (que l’on doit d’ailleurs beaucoup à la comédie de Molière
Les Précieuses ridicules). Elles jouèrent un rôle incontournable dans la réflexion sur la codification des relations amoureuses, et sur la pratique du mariage forcé contre lequel elles s’élevaient avec conviction. Une manière de peser pour elles sur les changements sociaux. Elles font partie de celles, notamment, qui mettront en place un nouveau code de sensibilité amoureuse : avec la carte du Tendre […]. Une carte qui cherche à réduire la tension entre le cœur et la raison. On laisse la place à de la tendresse pour tempérer la passion destructrice. On doit à ces précieuses (pourtant largement démolies comme on s’imagine) un nouvel art d’aimer, en pacifiant les relations entre hommes et femmes. […]
Amoureuses – Les femmes et l’amour d’hier à aujourd’hui, Aurélie Godefroy, éd. Guy Trédaniel, 2025.
(1)
La Princesse de Clèves, Madame de Lafayette, éd. Le Livre de Poche.
(2)
La jeune née, Catherine Clément, Hélène Cixous, éd. 10/18.