De Platon, au V^e siècle av. J.-C., qui évoque l’idée que l’âme renferme des éléments dont nous n’avons pas toujours conscience, jusqu’aux perspectives modernes des neurosciences, l’inconscient – cette face cachée de nous-mêmes – a sans cesse été un objet de fascination et de questionnements. Arthur Schopenhauer, dès 1819 avec Le monde comme volonté et représentation, pose les bases d’une conception révolutionnaire : notre existence est dirigée par une force irrationnelle et inconsciente, la Volonté. « L’homme peut certes faire ce qu’il veut, mais il ne peut pas vouloir ce qu’il veut », écrit-il. Avant Freud, Schopenhauer décrit déjà l’illusion de la liberté, le cycle perpétuel du désir et la souffrance qui en découle. « Nous croyons être les maîtres de nos vies, mais souvent ce sont nos peurs inconscientes qui dirigent nos actions », confiait ainsi la psychiatre Elisabeth Kübler-Ross, dans La mort est un nouveau soleil. L’idée que l’inconscient nous manipule est donc bien plus ancienne que la psychanalyse moderne… Sommes-nous donc condamnés à être manipulés par ces forces sous-marines qui nous échappent ?

À l’occasion du 150^e anniversaire de sa naissance, le psychiatre zurichois Carl Gustav Jung nous offre des perspectives saisissantes de modernité, des clés pour mieux comprendre et réconcilier les différentes forces qui cohabitent en nous.

Jung, penseur de l’unité intérieure

Très jeune, Jung se pose cette double question : « Qu’est-ce que le monde et qui suis-je ? » Et malgré l’intense curiosité qui le porte vers la réalité extérieure, il devine d’emblée que la réponse se trouve au-dedans de lui, et non en dehors… Alors que la plupart de ses contemporains cherchent à disséquer les comportements humains par la seule raison, il s’aventure dans un procédé unique, faisant de lui-même son propre laboratoire alchimique. De cette manière, il s’inscrit dans une tradition qui dépasse la seule psychologie : de l’Antiquité aux philosophes du XIX^e siècle, l’idée d’une quête intérieure et d’un monde gouverné par des forces cachées est omniprésente. Alors, comment s’inspirer des idées de cet esprit avant-gardiste ? De la psychiatrie clinique à Zurich aux tréfonds de ses explorations autour de l’inconscient collectif, Jung n’a de cesse de faire le lien entre des disciplines qui semblent incompatibles, ce qui le mènera dans des contrées lointaines, de l’Inde à l’Afrique… Il ne voit pas l’homme comme un être isolé, mais tissé dans une toile invisible d’histoires, de symboles et de mythes communs à l’humanité tout entière. Là où Schopenhauer voit une impasse, un cycle perpétuel de désirs et de souffrance, là où Freud insiste sur les déterminismes de l’inconscient, Jung introduit une voie de transformation et de réconciliation avec nos forces profondes.

La notion de processus d’individuation, qu’il commence à théoriser à partir des années 1910 dans le cadre de ses travaux sur l'inconscient collectif et les archétypes, est au cœur de son travail. Marie-Laure Colonna, philosophe et psychanalyste jungienne, décrit que, selon la vision de Jung, « une force conspire et aspire à ce que l’humain se développe entièrement. Sur le plan psychopathologique, quand quelqu’un est névrosé ou psychotique, il est de plus en plus fragmenté. Il a des sous-personnalités qui s’opposent les unes aux autres. Or, individuum veut dire en latin “qui ne peut pas être divisé”. L’individuation est donc un processus lent de l’unification des différentes parties fragmentées en nous. Être réunifié, ça veut dire être conscient. »

Cette idée prend toute sa dimension lorsque Jung rencontre l’Unus Mundus, par une série d’événements fortuits. Une notion qui semble prophétique, tant elle résonne avec les découvertes modernes de la physique quantique. Pour en comprendre la richesse et la portée, voyageons quelques décennies en arrière...

L’alchimie et le monde unifié

Nous sommes en 1936, à la veille d’un point de bascule pour l’histoire de l’humanité. Jung se trouve alors en Inde, où il explore les traditions spirituelles orientales et reçoit deux doctorats honoris causa à Calcutta et à Bénarès. Une dysenterie sévère va l’extraire dix jours du tourbillon d’extraversion dans lequel il se trouve, puisqu’il est hospitalisé... C’est alors qu’il fait une série de rêves autour de l’archétype du Graal. Il y voit une injonction claire à quitter l’Inde, rappelé par ce mythe du Graal à son devoir envers l’Occident en proie à l’instabilité, juste avant le début de la Seconde Guerre mondiale. Jung avait emmené dans ses bagages – par curiosité – le Theatrum chemicum, un recueil d’alchimie réunissant de très nombreux auteurs de la Renaissance. Il s’y plonge alors, en particulier dans l’œuvre de Gérard Dorn, célèbre médecin alchimiste et élève de Paracelse. (...)