« La psychothérapie, c’est un pari, de l’intuition, et de la patience », nous dit
le pédopsychiatre Marcel Rufo. Rencontre avec un homme qui accompagne
des enfants et leurs parents depuis plusieurs décennies.
Stéphane Allix
Pourquoi êtes-vous devenu psychiatre ?
M.R :
Je suis né psychiatre. Je passais pour un enfant plutôt isolé,
tout le temps en train lire ou de « faire des records », en
lançant par exemple une balle de tennis contre un mur
et en l’attrapant d’une main puis de l’autre. Ce n’était pas
un trouble obsessionnel compulsif, mais un prétexte pour
penser en faisant semblant de m’amuser. Car je ne cessais
de m’interroger sur tout, pendant des journées entières !
Vous avez tout de suite commencé par la pédiatrie ?
Au départ je me suis orienté vers la neuropsychiatrie. Puis
je suis allé en psychiatrie adulte, dans les services asilaires
pendant un an et demi. Ce que j’y ai vu m’a désespéré. Je
suis allé en pédiatrie pour voir des enfants normaux… Un
jour je reçois un petit garçon, Antoine, qui souffrait d’une
hypertension maligne et d’un trouble du rythme cardiaque.
C’était le fils d’un pêcheur de Martigues, qui avait mangé
beaucoup d’anchois et qui adorait ça. Mais l’anchois, avec
le sel, avait aggravé son hypertension. J’étais affolé. J’ai
appelé un aîné qui m’a dit de prescrire des hypotenseurs
puissants. L’enfant a fait un arrêt cardiaque et il est mort.
Je suis monté à l’étage pour annoncer la nouvelle au père,
que j’ai pris dans mes bras. Nous avons pleuré ensemble et
j’ai arrêté la pédiatrie. Je n’étais pas fait pour supporter la
mort des enfants.
Comment vous situez-vous par rapport à vos patients ?
M.R :
Il y a des psychiatres qui se planquent derrière une « psychiatric
attitude » : tu es toujours déprimé, donc tu as toujours
besoin d’antidépresseurs. Je n’ai rien contre les médicaments,
mais je ne suis pas pour non plus. Le psychiatre
doit d’abord se prescrire lui-même : se prescrire dans la
relation d’accompagnement, de parole, d’écoute, puis après
seulement prescrire si cela est nécessaire. Notamment avec
les adolescents, qui sont mon cœur de cible, si je croyais
avoir tout compris la première fois que je les vois, c’est que
je n’aurais rien compris à la dynamique de l’adolescence !
Il faut que je revoie un adolescent plusieurs fois, qu’éventuellement
il y ait entre nous une alliance. L’autre jour un
père me dit : « Nous avons adopté un enfant qu’on adore ;
j’ai lu ce que vous écrivez sur les enfants adoptés et leur adolescence,
et je voudrais être préventif. Est-ce que mon fils de 11
ans pourrait avoir un contact avec vous ? » Dans l’échange
qui suit, le garçon me parle immédiatement d’un pays et
d’une famille à l’étranger, avec laquelle il est en lien. Fait
incroyable, il se trouve que je connais cette famille ! Ça a
créé quelque chose entre nous. Je suis à peu près certain
que lorsqu’il aura des difficultés ce petit m’appellera. Vous
voyez, le hasard…
Que pensez-vous de la notion jungienne de synchronicité,
qui aborde ces coïncidences significatives ?
M.R :
J’aime bien ça. Quand Spitz demande à Freud d’inventer
la psychanalyse didactique, je l’admire ; quand Jung
part dans l’autre sens et le critique, je trouve ça intéressant
aussi. Les techniques de médiation corporelle me passionnent.
Quelquefois avec les phobies, elles sont plus efficaces
qu’une longue psychothérapie… Je ne suis contre rien.
À la Société Française de psychiatrie de l’enfance, j’ai un
jour posé la question : « Est-ce que vous voulez guérir les
patients ? » ; un grand silence s’est fait dans la salle. J’ai dit :
« Moi, oui, je veux qu’ils progressent. »
Vous dites que « la psychothérapie, c’est de l’intuition
et de la patience ». Qu’entendez-vous par là ?
M.R :
Que la psychothérapie, c’est un pari. Le pari que tout
est compréhensible, que tout a un sens – même quand
on ne comprend rien. Le soir en rentrant chez moi, par
cette route que je connais par cœur, je me laisse aller à mes
réflexions, et parfois il m’arrive de m’arrêter sur le bas-côté,
parce que je viens de comprendre le sens des propos d’un
patient qui m’avait échappé dans la journée : « Ah ! mais
c’est ça qu’il voulait dire ! » Le cheminement continue dans
le psychisme, la pensée du psy. Quand vous avez quitté un
psy, si c’est un vrai, il continue de penser à vous.
Votre diagnostic sur la pathologie mentale est-il basé
sur l’intuition ?
M.R :
Il est basé sur une pratique. J’ai dû faire 40 000 consultations
dans ma carrière. Parfois quand je suis avec de jeunes
collègues qui assistent à la consultation avec moi, ils me
demandent : « Mais pourquoi vous avez posé telle question à ce
moment-là ? » Je n’ai pas de réponse précise. C’est le cumul
d’expériences qui fait que je vais au but. Un exemple : je
vois une jeune fille boulimique qui vomit vingt fois par
jour, et conserve un poids normal. Je demande à la mère :
« Est-ce que vous étiez boulimique quand vous étiez adolescente
? » La mère répond par l’affirmative. Et le père et la
fille sont sidérés car ils ne le savaient pas. Une psychologue
italienne qui était avec moi me demande : « Mais comment
avez-vous fait ? » La mère avait dit qu’elle avait essayé un
régime avec sa fille et que le régime réussissait mieux chez
elle que chez sa fille. Elle avait des traces anciennes d’un
comportement alimentaire. C’est pour ça que j’ai posé
la question.
Vous voyez beaucoup d’enfants souffrir des traumas
de leurs parents ?
M.R :
Je vois surtout beaucoup d’enfants servir de médicament à
leurs parents. Une consultation sur deux en pédopsychiatrie
est motivée par des difficultés scolaires. Je suis certain
que la position des parents : « Tu réussiras mieux que moi »
est une position ahurissante ; le mandat intergénérationnel
est donné à l’enfant, comme un diktat, de combler les
failles d’une carrière qu’on n’a soi-même pas pu assumer.
Certains enfants, notamment ceux qui ont des parents
fragiles, parentalisent rapidement leur relation. Je pense
notamment aux mères en situation monoparentale, qui
ont tout fait pour avoir un seul enfant, et qui ont tout fait
pour ne pas avoir de mari ou d’homme. Rapidement, le
petit garçon ou la petite fille sait qu’il comble, par sa présence,
un manque chez cette femme fragile. C’est alors lui
le vrai parent de son parent.
Observez-vous ces liens évoqués dans les approches
transgénérationnelles, avec des choses non résolues
dans les lignées familiales anciennes et qui se répercutent
sur les enfants ?
M.R :
Il y a quelque chose de très mystérieux et passionnant
dans ces questions : qui, parmi nous, a des connaissances
un peu précises sur ses arrière-grands-parents et sur ses
arrière-arrière-grands-parents ? Personne. Nous fonctionnons
donc sur des pertes : pertes d’identification, de
transmission, de vécu – et que reste-t-il de ces pertes ?
C’est une vraie question. Est-ce que les futures générations,
avec les moyens vidéo, etc., n’auront pas accès à
l’histoire intime des gens, qui sera visible et reproductible
? Il y a des maisons d’édition qui éditent des histoires
de vie. Si cela se généralise, peut-être que dans cent ans
les thérapeutes puiseront dans ces documents des éléments
explicatifs de comportements névrotiques incompréhensibles,
qui viennent en fait de transmissions non
dites, oubliées, étouffées, d’autres générations perdues et
disparues.
Vous croyez aux fantômes ?
M.R :
J’en ai peur, pour une raison simple. L’une de mes cousines
de Toscane avait une ferme à la campagne avec un
merveilleux jardin. Dans cette localité, il y avait un pont,
le Ponte del Diavolo, le Pont du diable. Cette cousine me
disait de faire attention quand je le traversais, elle disait
que le diable y est souvent présent, et que quand on y
croise quelqu’un, c’est peut-être lui ; car c’est le pont qu’il
a construit pour traverser le fleuve, pour aller dans l’autre
cité et voir les âmes perdues. Elle me disait aussi : « Surtout
ne sors pas les pieds des draps, sinon le diable t’attrape
par les pieds la nuit ! » Maintenant, je ne peux plus dormir
en ayant les pieds hors du drap, même l'été. J’ai gardé
des séquelles terribles de cette inquiétude fantomatique
de mon enfance.
Que pensez-vous des amis imaginaires des enfants ?
M.R :
Cela arrive notamment aux enfants endeuillés qui ont
perdu leur père ou leur mère, souvent par suicide – il y a
là une double condition, de perte et d’abandon. L’enfant
est abandonné, et cela donne des histoires romantiques
et poétiques : « Il me parle », « Je sais qu’il/elle m’a frôlé,
qu’il/elle m’a remis la couverture cette nuit »… Bien sûr que
l’enfant qui raconte ça le croit, le vit. Le fantôme, c’est
toujours quelqu’un qui nous manque. C’est d’ailleurs
pour ça qu’on enterre nos morts, souvent sous des masses
de granit assez lourdes, difficiles à soulever.
Vous partez du principe que ces manifestations n’ont
aucune origine extérieure ?
M.R :
Le fantôme n’existe pas. Il est créé par celui qui le voit et
celui qui le voit a tout intérêt à ce qu’il existe. C’est ça,
ma position. Donc ma position n’est pas de dire: hystérie,
délire, hallucination auditive… Elle est de dire:
« Pourquoi tu as besoin de ce fantôme? En quoi ce fantôme,
cette apparition te sont-ils utiles ? Comment puis-je mieux
comprendre ce dont tu souffres, à partir du cadeau que tu me
fais de me parler du fantôme qui te parle ? »
Si un petit garçon vous dit qu’il perçoit des personnes
qui lui parlent sans être dans la pièce, en catégorisant
cela comme de l’hystérie, est-ce que vous ne fermez
pas la porte à la possibilité qu’il soit médium ?
M.R :
Non je ne ferais pas ça, je lui demanderais de m’en parler.
Je pense que ces apparitions, ces fantômes, ont un sens;
ce n’est pas gratuit. Ce ne sont pas des fantômes hors
de lui. Je penserais que les fantômes font partie de lui,
de la personne. Il y a pour moi une congruence entre la
personne et l’apparition. Je ne suis pas hostile, c’est un
élément de plus qui m’intéresse dans un but de compréhension
et d’interprétation.
À l’INREES, nous avons beaucoup étudié le sujet des
voyants, des médiums. Les résultats sont étonnants.
M.R :
Les voyants sont intuitifs! L’autre jour j’ai eu l’un des
coups les plus incroyables de ma carrière: je vois une
maman arriver avec son fils de 45 ans – c’est un enfant
autiste que j’avais suivi quand il était tout petit, à 4-5 ans,
pendant plusieurs années. Il est là, avec son regard un peu
bizarre, il est toujours un peu curieux, mais sympathique.
Il avait correctement évolué, avait accès au langage. « À
votre avis Rufo, qu’est-ce qu’il fait comme métier ? » me
demande la mère. « Je ne sais pas… Il a un CDI dans une
entreprise ? – Mieux que ça: il fait un métier qui ressemble
au vôtre ! » Il me sort sa carte de visite: il était devenu
clairvoyant. « Tu m’enverras des patients, Rufo ? » m’a-t-il
lancé. Je crois que les talents de l’hyperperception, de l’hypervoyance,
comme ceux de mon ancien petit patient,
tiennent à des qualités d’intuitivité, de rapidité, de perception
en deçà des mots et de l’attitude du sujet… Je suis
persuadé que ça existe.
Comment savez-vous que les fantômes n’existent
pas?
M.R :
Parce que l’histoire de la pensée, de la réflexion, consiste
à sortir des peurs archaïques qui ont traversé l’Histoire.
J’ai eu l’honneur de discuter souvent avec Georges Duby,
le grand médiéviste; il me parlait souvent des peurs du
Moyen Âge, la peur de l’an mille… C'était passionnant.
Le fils d’un de mes amis, depuis qu’il a vu le lm 2012,
est persuadé que le monde va s’effondrer en 2012. Les
gens qui croient cela sont, à mon avis, un peu suspects
sur le plan de la réflexion. Maintenant, peut-être que le
monde va s’effondrer en 2012, mais je ne pourrai même
pas revenir sur ma critique puisque, à ce moment-là, je
serai enfoui avec.
Quel est votre rapport avec la mort ?
M.R :
La mort est pour moi un concept très particulier. On
passe notre vie à éviter cette notion: être vivant, c’est
éviter l’idée de mort. Mais plus le temps avance, plus
la notion de mort s’affirme. Je pense qu’elle n’est pas
incompatible avec une notion de sagesse, de lâcher prise,
d’abandon, de distance, quelque chose qui a à voir avec
le fait que la vie vaut la peine d’être vécue… Je n’ai pas
peur véritablement de la mort, disons que ce jour-là, je
préfèrerais que ça ne me concerne pas… Mais en même
temps, j’aimerais bien que ce soit à la barre de mon
bateau, en voyant une étoile filante, sous une belle allure,
et qu’on me retrouve un peu desséché sous le soleil, avec
un sourire, mon ciré sur le dos, alors que la chaleur est
revenue… Ça me plairait aussi d'aller dans l'espace, un
peu à la manière bouddhiste, tiens, pourquoi pas? Que
les cellules de mon corps retournent dans les cellules de
l'univers... Ça me plairait bien, ça.
À
propos
auteur
Stéphane Allix
Journaliste et écrivain
Écrivain et réalisateur, Stéphane Allix est devenu journaliste en rejoignant clandestinement, à 19 ans, en 1988, les résistants afghans en lutte contre l’occupant soviétique. Durant les années 90, il a voyagé à travers le monde, couvert plusieurs guerres, réalisé des films, et écrit plusieurs livres.
Depuis 2003, il est engagé dans l’étude et la recherche sur les conséquences de la révolution scientifique en cours, avec une approche comparée de disciplines telles que la psychia ...
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